La Mouneh au Liban-Sud: un socle culinaire ancestral et identitaire
Une explosion de couleurs et de saveurs dans presque chaque famille. ©Shutterstock

Au Liban-Sud, qui vit toujours au rythme des frappes israéliennes ciblées, l’avenir reste empreint d’incertitude. Pourtant, à Marjeyoun-Hasbaya, les gestes du quotidien tiennent bon. Entre le risque d’une reprise de la guerre et un retour difficile aux villages, les habitants s’attachent à leurs traditions, comme celle, ancestrale, de la Mouneh. Ces réserves culinaires sont préparées avec soin par les familles, en prévision de l’hiver.

Chaque pot de confiture, chaque grain de blé torréfié reflète un profond attachement à la terre et à l’identité, comme le fait remarquer Soha, une habitante de Khiam: «C’est notre terre, notre seul refuge.» La Mouneh reste la boussole des Sudistes, leur économie de survie — puisque le surplus est vendu — et leur mémoire vivante.

Le caza de Marjeyoun et de Hasbaya jouit d’un climat favorable et d’une terre fertile: les oliveraies, les potagers et les vergers y abondent. Chaque année, au mois de septembre, familles et voisins se retrouvent pour transformer les récoltes et constituer des réserves pour l’hiver. En arabe, le mot «ma’ouna» ou, dans le dialecte libanais, «Mouneh» est dérivé du verbe «mawwana», qui signifie «approvisionnement». Conserves, séchage, fermentation ou saumure: autant de techniques anciennes transmises de génération en génération. Cette tradition, loin de disparaître face à la mondialisation, revitalise les campagnes et préserve les réseaux familiaux.

Les femmes, gardiennes de la mémoire gustative

Les habitants de Marjeyoun et de Hasbaya continuent ainsi d’honorer leurs traditions culinaires, transformant la préparation de la Mouneh en un acte de résilience. «Préparer la Mouneh est une partie intégrante de notre culture. C’est notre manière de rester connectés à nos racines, même dans les moments les plus sombres», déclare Rima, une habitante de Blat, village du caza de Marjeyoun, tout en étalant des figues séchées au soleil.

Dans une région où la guerre a détruit les sources de revenus traditionnelles, la Mouneh s’impose comme outil d’autonomie économique pour les femmes. «Chaque pot de confiture vendu est une petite victoire. Cela me permet de contribuer aux dépenses familiales», ajoute Rima.

«C’est aussi notre façon de dire que nous sommes encore là, que nous ne nous laissons pas abattre», affirme de son côté Em Youssef, dont la famille cultive des fruits et des légumes depuis des décennies. «Préparer et vendre la Mouneh devient alors une manière d’exister dans l’espace public, de se forger dans l’économie locale et de préserver une identité culturelle», poursuit-elle.

Contre vents et marées

Le travail de conservation par le biais de la saumure, de la cuisson ou encore du séchage est une activité essentiellement féminine pratiquée à l’échelle familiale.

La préparation de la Mouneh, dans les villages du sud, était traditionnellement l’occasion pour les femmes du village de se réunir au domicile de l’une d’entre elles pour préparer les conserves familiales. «J’ai découvert la richesse exceptionnelle de notre terroir. Ce ne sont pas seulement les saveurs qui m’ont captivés, c’est aussi la rencontre d’hommes et de femmes qui travaillent avec passion et amour. Leur enthousiasme et leur professionnalisme m’ont épaté. La qualité de leurs produits n’a rien à voir avec ceux que l’on trouve habituellement dans le commerce», s’enthousiasme un émigré revenu dans son village natal de Marjeyoun après de longues années passées au Canada.

La variété de produits diffère d’une région à une autre. Celle de Marjeyoun est spécialisée dans la production de «Freeke », du blé vert immature qui subit une torréfaction lui conférant un petit goût fumé exceptionnel. Il se cuisine seul, ou en salade, et remplace à merveille les pâtes et le riz.

La «Kammouneh» est une préparation parfumée constituée de boulghour fin et brun associé à de la pâte de tomates et du poivron et mélangée à des épices naturelles orientales (cumin, rose, piment, clou de girofle, marjolaine, menthe, poivre de Jamaïque, poivre noir et sel).

Le «Kishk» est un mélange de labneh et de boulghour, fermenté pendant neuf jours, séché au soleil puis réduit en poudre ou broyé dans un moulin à farine. Le type de labneh utilisé dans le processus de fermentation modifie légèrement la saveur du produit final. À Marjeyoun, c’est le lait de chèvre qui est utilisé. De même, le goût et la couleur du «Kishk» varient selon le type de boulghour utilisé. Souvent dans les régions de Marjeyoun, le boulghour brun est utilisé tandis que dans d’autres, c’est le boulghour blanc qui l’est.

Le «Makdous» fait partie du riche héritage culinaire libanais: de petites aubergines farcies et blanchies qui cachent un mélange délicat de piments, de noix concassées et d’ail, créant un étonnant contraste de textures.

Le sumac, une épice issue des drupes d’une plante sauvage et utilisée pour assaisonner les salades, est également préparé pour l’hiver, aux côtés des bocaux de tomates séchées, de labneh en boule dans de l’huile d’olive, de zaatar (thym) séché à l’air libre, de fromage, de la mélasse de raisin, de caroube et des bouteilles de sirops de grenade et de rose.

Cette gamme de produits du terroir est une invitation au voyage, à la découverte de la gastronomie libanaise chaleureuse, gourmande, délicate, raffinée et gorgée de soleil. «Je ne me souviens pas d’une année de mon enfance durant laquelle nous n’avons pas préparé de la Mouneh. Sans cela il nous aurait été impossible de subsister», confie une villageoise.

«On la prépare comme on fait ses réserves de souvenirs et d’émotions de la vie, avec amour, en les partageant», commente Alia, une femme aux mains usées par le temps. «Tous les ingrédients sont naturels, beaux à voir, bons à déguster. Ce sont les produits naturels d’un Liban méconnu, des saveurs, des coutumes jalousement préservées par une poignée d’individus qui ne savent pas vivre autrement qu’attachés à la tradition, à la terre, et évoluent au gré de la nature et de ses humeurs», ajoute-elle. «C’est également un besoin de préserver un patrimoine, de le transmettre aux jeunes générations. C’est presque une mission, pour que nos enfants puissent continuer à sauvegarder notre héritage.»

La Mouneh revêt donc un caractère identitaire porteur d’histoire, de coutumes et de valeurs propres à un peuple ancré à sa terre depuis plusieurs siècles. L’architecture témoigne de ce phénomène, vieux d’au moins deux siècles. Les plus anciennes maisons libanaises traditionnelles abritent toutes une pièce ou une cave appelée «Beit el Mouneh», sorte de garde-manger pour entreposer les aliments.

Un goût de terre et de survie

Avant la guerre, le surplus de ces produits s’écoulait facilement: aux souks El khan, de Khiam et de Bintjbeil, dans les restaurants et même auprès des touristes. Mais aujourd’hui, la situation reste alarmante. La peur des affrontements a fait chuter la vente, selon certains producteurs. Les petits producteurs et commerçants locaux, qui dépendent de ces ventes pour leur survie, se retrouvent dans une situation précaire. «Avant, nous vendions nos produits non seulement aux habitants, mais aussi aux touristes, aux expositions et aux restaurants. Maintenant, la plupart des gens hésitent à visiter la région», témoigne Paul, un producteur de Mouneh basé à Marjeyoun. «Nos ventes ont diminué de presque de 50%.»

Moussa, un autre producteur, conscient de la situation difficile, cherche à diversifier son offre en se tournant vers la vente en ligne et la livraison à domicile pour toucher une clientèle plus large, notamment la diaspora libanaise.

Face à ces défis, la solidarité au sein de la communauté s’est renforcée. Les habitants de Marjeyoun se mobilisent pour soutenir et promouvoir les produits de Mouneh en encourageant les achats. «C’est une manière de se soutenir mutuellement», déclare Siham, une habitante déplacée de Kfarkila à Nabatieh.

Des festivals dédiés à la Mouneh, organisés cet été dans des villages du Liban-Sud, sont devenus une bouée de sauvetage pour les producteurs.

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