Les enfants du fracas: reconstruire l’âme du Liban-Sud
Des enfants marchent dans le couloir d’une école abritant des familles déplacées du sud du Liban, à Beyrouth, le 5 octobre 2024. ©AFP

Un an après les bombardements qui ont ravagé le Liban-Sud, les villages se relèvent lentement. Les murs sont repeints, les écoles rouvertes. Mais derrière les pupitres, les âmes restent fragiles.
Les enfants de cette région portent en eux un traumatisme silencieux, né du vacarme des bombes, des nuits sans sommeil et de la peur constante. Là où les sirènes se sont tues, les souvenirs, eux, continuent de hurler.

Le traumatisme invisible

Sam, 10 ans, tremble encore lorsqu’il entend le vrombissement d’un avion: «Je n’arrive plus à dormir», confie-t-il d’une voix étouffée.

À la sortie d’une école publique de Marjeyoun, Lena, 9 ans, serre son cartable contre elle. «Elle ne dort plus depuis des mois», confie sa mère. «La nuit, elle se réveille en criant qu’un avion arrive».

Les psychologues évoquent des symptômes clairs de stress post-traumatique : cauchemars récurrents, hypervigilance, crises d’angoisse. Dans les salles de classe, cela se traduit par des difficultés de concentration, des pertes de mémoire et, parfois, une agressivité incomprise.  «Ils sursautent au moindre bruit, se crispent quand une porte claque», explique Hiba, enseignante à Khiam. «Certains refusent de s’asseoir près des fenêtres, d’autres demandent si l’école a un abri.»

L’école, censée être un refuge, devient alors un espace d’inquiétude.

Les cicatrices du corps, les blessures de l’âme

À la douleur invisible s’ajoute celle du corps meurtri.

Certains enfants du Sud portent encore les marques physiques de la guerre: éclats d’obus, brûlures, membres amputés. «Kamal, 11 ans, a perdu une jambe lors d’un bombardement», confie la directrice de son école. Les regards de ces enfants trahissent une fatigue précoce, une maturité forcée.

«La douleur physique réveille sans cesse la mémoire du danger», explique Rania, psychologue. «Le corps devient le rappel permanent de la guerre et rend la guérison psychologique encore plus complexe.» La rééducation, ici, n’est pas uniquement médicale: c’est une réconciliation avec soi, un apprentissage du mouvement, du jeu, de la confiance retrouvée.

Le langage blessé de l’enfance

Dans les cours de récréation, la guerre se glisse jusque dans les jeux.  Les enfants rejouent les bombardements, imitent les drones, construisent des abris en carton. «Quand ils se disputent, ils disent: je vais te bombarder, je vais t’envoyer un drone», témoigne Nahida, directrice d’une école à Marjeyoun. «Ils ne le disent pas par violence, mais parce que la guerre s’est infiltrée dans leur langage». Le jeu, censé libérer, devient le miroir du traumatisme. 

Les enfants témoignent du même imaginaire: maisons trouées, avions, fumée. « Ils jouent à l’évacuation», confie Samira, enseignante à Marjeyoun National College. «Un groupe se cache, l’autre joue les secouristes.»
Ce jeu répété n’est pas un simple divertissement: il devient une manière de dompter la peur, de la comprendre, de la maîtriser.

Le traumatisme ne reste pas confiné à l’émotion. Il s’infiltre dans l’apprentissage: baisse de concentration, mémoire défaillante, agressivité inhabituelle. «Certains élèves se replient sur eux-mêmes, d’autres deviennent colériques», explique Fouad, professeur de mathématiques à Taybé. «L’école devient un nouveau champ de bataille intérieur».

Enfance fragmentée, repères effondrés

La guerre n’a pas seulement détruit les maisons; elle a fracturé les familles. Déplacements, exils, pertes: les repères affectifs ont volé en éclats.

«Les enfants que nous accueillons ici ont tout perdu : leur maison, leurs jouets, parfois leurs amis», raconte Fadia, psychologue scolaire.

Maya, enseignante à Chebaa, observe la même détresse : «Beaucoup d’enfants ont perdu un parent ou vivent séparés de leur famille élargie. Ils arrivent avec un sentiment d’abandon, sans repères stables.»

Les enfants ne disposent plus de l’ancrage affectif nécessaire à leur développement. «Il y a des enfants qui dessinent toujours leur père, même s’il est mort», confie Randa, psychologue à Marjeyoun. Ces séparations prolongées brouillent la frontière entre le réel et l’imaginaire. «L’enfant se crée un monde parallèle pour combler le manque», poursuit-elle. «C’est une stratégie de survie émotionnelle.»

L’école, dernier bastion de la reconstruction

Face à ce vide, l’école devient un espace de réparation. Grâce au soutien d’ONG locales et internationales, des programmes de suivi psychologique ont vu le jour: ateliers de parole, art-thérapie, jeux collectifs.
«L’objectif est de recréer un sentiment de sécurité et d’aider les enfants à exprimer leurs émotions», explique Fouad, coordinateur éducatif.

Selon l’UNICEF, plus de 10 000 enfants du Liban-sud ont bénéficié d’un accompagnement psychologique d’urgence. Les études révèlent que 60 % présentent des signes de détresse émotionnelle, et un tiers des symptômes liés au stress post-traumatique.   «L’école est devenue un lieu de reconstruction, où l’enfant retrouve des repères, de la sécurité, la possibilité de rêver à nouveau», insiste Najwa, psychologue scolaire.

De la peur à la lumière  

Dans les cours de récréation, les rires reviennent timidement. Le vacarme des bombes a cédé la place à celui des cris d’enfants. La guerre a volé l’enfance, mais elle n’a pas éteint la lumière.

Pour Soha, directrice d’école à Mays el-Jabal, la paix ne se mesure pas en cessez-le-feu: «La paix commence quand ils osent rire, jouer, rêver. Quand ils sentent qu’ils sont enfin en sécurité.»

Ces enfants du fracas, porteurs de blessures invisibles, apprennent chaque jour à reconstruire leur monde. Dans leurs dessins, leurs mots, leurs rires retrouvés, se dessine la promesse d’une génération qui, malgré tout, choisit la vie.

 

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