
Deuxième volet de notre enquête. Au Liban, les produits de beauté contrefaits pullulent sur Instagram et WhatsApp. Coffrets de luxe à prix cassés, discours huilé, absence totale de contrôle: les clientes sont séduites, piégées… puis abandonnées à leur sort.
Sur Instagram, il suffit de suivre quelques comptes de revente ou de cliquer sur des stories sponsorisées pour plonger dans un univers ultra-lisse, attractif, où les plus grandes marques – Lancôme, Estée Lauder, Guerlain, Dior, La Roche-Posay – se vendent à prix cassés. Les descriptions promettent: «produits importés des États-Unis», «fin de série avant changement de packaging», «stock personnel ramené de France». À première vue, cela semble rassurant et surtout très alléchant!
Des coffrets Abeille Royale de Guerlain affichés à 60 $, des trios Dior à 45 $, ou une eau micellaire Bioderma 500 ml à 8 $: tout semble trop beau pour être vrai. Et pour l’anniversaire de la boutique, des stories Instagram annoncent: «Pour nos deux ans, trois coffrets Dior offerts aux premières acheteuses!» L’opération est rodée. La première cliente, ravie, partage son colis en story, mentionne la vendeuse. En quelques heures, les demandes affluent. Le bouche-à-oreille numérique transforme l’achat en réflexe collectif. Mais une question demeure, lancinante: comment ces produits, censés provenir d’Europe ou des États-Unis, peuvent-ils être vendus au Liban à des tarifs inférieurs à ceux des grossistes officiels, en temps de soldes?
Un exemple des boutiques en ligne qui sévissent sur Instagram et TikTok. © Ici Beyrouth
Derrière l’écran, le piège des messageries
Une fois la cliente séduite, la boutique propose de finaliser la commande directement via la messagerie Instagram. Dans d’autres cas, la discussion se poursuit sur WhatsApp. Là, une liste complète de produits est transmise, régulièrement actualisée, incluant des promotions et des «packs de fêtes».
L’absence de site officiel, de numéro d’enregistrement, de facture ou de tout élément traçable ne semble rebuter personne. L’emballage est soigné, les photos alléchantes, et les messages toujours empreints de politesse professionnelle.
M.S., 52 ans, cadre d’entreprise, se souvient: «Une amie m’a envoyé un lien vers une page qui vendait les gammes Bioderma, CeraVe, le Lipikar de La Roche-Posay, Avène, entre autres, à prix défiant toute concurrence. Je me suis dit que ce serait une bonne occasion de refaire le stock de mes produits préférés. Les visuels étaient impeccables, le packaging identique à l’original, et la vendeuse affirmait que tout venait d’Europe, via des «fins de série». La boutique prétendait fêter son deuxième anniversaire et promettait, pour l’occasion, un coffret Dior aux trois premières acheteuses. Évidemment, chacune était poussée à croire qu’elle faisait partie des heureuses élues, souvent après avoir été sollicitée par une amie elle-même convaincue. J’ai commencé à douter en voyant justement ce coffret Dior proposé à 60 $, et surtout en recoupant avec d’autres comptes qui proposaient les mêmes produits aux mêmes prix. J’ai hésité, puis j’ai demandé plus d’infos via WhatsApp.»
Le fameux coffret Dior offert aux trois premières acheteuses! © Ici Beyrouth
Rapidement, le doute s’installe. Elle annule la commande. L’échange, qu’elle accepte de publier, en dit long:
— Désolée pour le message tardif, mais je souhaite annuler ma commande auprès de vous. Bonne continuation.
— Ne vous en faites pas. Cependant, quelque chose vous aurait dérangé dans notre approche?
— Bonjour X, Sincèrement oui. J’ai retrouvé la majorité de vos produits sur AliExpress et encore moins cher. Si c’est pour acheter des contrefaçons, autant s’abstenir. Désolée, mais plusieurs autres sites libanais proposent les mêmes coffrets que vous à 50 $, et comme tout commerçant doit quand même ajouter sa marge de gain, un coffret Estée Lauder, Chanel, Dior ou autres ne peut en aucun cas valoir 20 $ à l’achat. Je préfère payer un peu plus cher et être sûre de la qualité et de l’authenticité des produits. Très bonne journée.
— Je peux comprendre vos doutes. Mais je peux vous assurer que nous sommes connus pour nos produits originaux. Les pharmacies nous en achètent. Nous les présentons avec toute conscience et assurance. Je respecterai votre avis. Très bonne journée à vous aussi.
Une affirmation pour le moins troublante: est-ce un argument destiné à mieux rassurer et donc potentiellement à tromper? Certaines officines se fournissent-elles réellement auprès de ces vendeurs informels? La question reste entière et alimente le malaise.
Quand tout semble vrai… mais ne l’est pas
Le doute n’est pas qu’un réflexe prudent, il est souvent fondé. Une cliente raconte avoir reçu un flacon de Lipikar AP+ identique en apparence à celui de la pharmacie, mais avec une teinte de bleu légèrement plus foncée sur le bouchon, une odeur discrète – alors que le produit original est sans parfum – et une texture quasi identique. Même observation sur un tube de Cicaplast Baume B5. «J’en suis venue à me méfier de mes propres tubes. À chaque crème que j’ouvre, je me demande si elle est vraie ou pas», confie-t-elle.
Le mimétisme est si parfait que certaines consommatrices versent peu à peu dans une paranoïa cosmétique, incapables de distinguer l’original de la copie sans laboratoire.
Des produits contrefaits vendus à des prix souvent dérisoires sur AliExpress. © Ici Beyrouth
Le chaos réglementaire, version libanaise
Il y a au Liban deux poids, deux mesures. D’un côté, une douane tatillonne qui n’hésite pas à bloquer une boîte de gummies vegan importée légalement pour «vérification du ministère de la Santé». De l’autre, un laisser-faire total concernant l’importation massive de produits de beauté contrefaits ou suspects.
«Ce pays vous bloque un boost collagène commandé en France, mais laisse circuler librement des cartons entiers de fausses crèmes et parfums Chanel vendus sur Instagram. C’est à en devenir fou», confie une consommatrice exaspérée.
Le ministère de la Santé, qui semble constamment dépassé par ses missions sanitaires de base, n’exerce aucun contrôle systématique sur les cosmétiques vendus en ligne. Les douanes, elles, appliquent des filtres arbitraires. Et surtout, il n’existe à ce jour aucune loi encadrant la vente de cosmétiques via les réseaux sociaux.
Des pages qui ferment, des clientes qui paient
Le plus inquiétant est l’impunité. Ces boutiques changent régulièrement de nom, migrent d’un compte à l’autre, effacent les commentaires négatifs et redémarrent ailleurs. Il n’existe aucune plateforme de signalement, aucun recours pour les clientes flouées, et aucune transparence sur l’origine des stocks.
La consigne devrait pourtant être simple: ne rien acheter en dehors des agents agréés, des pharmacies et des sites officiels. Mais dans un pays en crise, où le pouvoir d’achat s’est effondré et où la défiance envers le système est généralisée, ces mirages d’accessibilité continuent de séduire. Parfois au prix de la santé.
À suivre: Demain, dernier volet de notre enquête : un guide pratique pour repérer les faux produits de soin et acheter sans risque. Réflexes à adopter, signes qui doivent alerter, plateformes douteuses… Tout ce qu’il faut savoir pour ne pas se faire piéger.
Comment les vendeuses exploitent les failles locales
- Narration rassurante: «stock personnel», «importé de France», «produits avant changement de packaging», ou encore «cadeaux offerts».
- Esthétique millimétrée: des photos épurées, des boîtes présentées sur des nappes blanches, et des images identiques à celles des marques officielles.
- Réassurance sociale: témoignages publiés en story, accompagnés d'«avis clients» en français, le tout dans une approche féminine et amicale.
- Incohérence douanière: blocages absurdes d’un côté et laxisme complet de l’autre.
- Vide juridique: les plateformes comme Instagram, WhatsApp ou TikTok ne sont encadrées par aucune législation locale.
- Confusion psychologique: packaging parfait, texture crédible, doute constant, au point de créer un climat de suspicion généralisée.
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