Travailler dans l’agriculture a toujours été un véritable défi au Liban et notamment dans la partie sud du pays. Négligé par les autorités, ce secteur peine plus particulièrement depuis deux ans à se maintenir à flot. L’instabilité régionale et le manque d’intérêt local porté à l’agriculture pèsent lourdement.

Au cœur de l’été 2025, alors que les pastèques et les pêches commencent à rougir dans les champs, les agriculteurs font face à une réalité bien amère. Traditionnellement très productrice, cette région qui alimente une part considérable de la consommation nationale en fruits d’été, pâtit aujourd’hui des difficultés sécuritaires, économiques et institutionnelles.

Cultiver à vue, une peur quotidienne

Les champs de pastèques de la plaine de Marjeyoun et les vergers de pêchers à Wazzani bruissent d’activité, normalement en cette période. Mais cette année, la moitié de la plaine de Marjeyoun est toujours interdite d’accès: 17.000.000 m2 restent hors de portée des paysans, qui craignent les patrouilles et les positions avancées de l’armée israélienne sur la colline d’El-Hamames, dominant la région. La présence de l’armée israélienne sur ce site sert un objectif clair: établir une «zone tampon» sécurisée des deux côtés de la Ligne bleue. Le résultat: plus de drones, de bulldozers dans les champs, de tirs d’artillerie.

«On voit leurs postes, leurs caméras. On entend les drones bourdonner sans cesse au-dessus de nos têtes. On est sous surveillance permanente. On prie sans arrêt pour que rien n’arrive pendant qu’on travaille», confie Abou Walid, ses mains calleuses témoignant d’une vie de labeur.

«Les agriculteurs se tiennent mutuellement informés des mouvements suspects à la frontière. Ils échangent les alertes et les informations glanées sur des applications dédiées», poursuit-il.

«Nous n’allons plus dans certaines zones, même si elles sont fertiles», explique à son tour Michel, dont la parcelle de pêchers se trouve à quelques centaines de mètres des militaires israéliens. «C’est trop dangereux. Nous avons vu des terres être ciblées. La peur est toujours là, elle est devenue une compagne silencieuse.»

Une galère

Un autre défi a émergé: la main-d’œuvre se fait rare. Ceux qui restent exigent des salaires plus élevés pour compenser le risque. «Trouver des ouvriers pour cueillir les fruits est devenu un cauchemar», soupire Jihad, propriétaire d’un vaste champ de pastèques à Wazzani. «Personne ne veut risquer sa vie pour quelques kilos de fruits. Et ceux qui acceptent demandent des sommes que j’ai du mal à payer», se plaint-il. Résultat: un manque criant de bras pour récolter, charger, transporter. La logistique, du ramassage au transport vers les marchés, est un défi quotidien, augmentant les coûts et les délais.

L’accès aux champs est une autre épreuve. Les routes endommagées par les bombardements et les raids, les terrains dangereux rendent l’acheminement des récoltes vers les marchés difficiles et coûteux. «Parfois, nous devons opérer des détours énormes pour éviter les zones à risque, ajoute Jihad. Cela nous coûte en termes de carburant et de temps. Et chaque minute passée sur la route est une minute de stress supplémentaire».

L’irrigation est également affectée. L’accès à certaines sources d’eau ou à des systèmes de pompage situés trop près des postes israéliens dans des terrains libanais devient problématique, voire impossible, contraignant les agriculteurs à des solutions coûteuses et moins efficaces.

La qualité des fruits s’en trouve affectée. «Nos pastèques sont plus petites cette année. Et certaines sont fendues à cause de la chaleur. Il faut arroser régulièrement, sinon tout se perd», déplore Majed, agriculteur de Wazzani.

Les pêches, plus sensibles encore, subissent à leur tour les aléas du climat, de la poussière soulevée par les bombardements et de l’absence de traitements phytosanitaires que les agriculteurs n’osent plus appliquer. «La qualité des fruits souffre directement de l’insécurité», regrette Ramzi, propriétaire d’une vaste parcelle de pastèques au Marj de Marjeyoun.

Exportations compromises

Autre coup dur: l’exportation. Alors que ces fruits étaient autrefois destinés aux marchés libanais, syrien, et parfois jordanien, les obstacles logistiques s’accumulent. «J’ai 12 tonnes de pastèques prêtes à partir. J’ai trouvé un acheteur à Saïda. Mais personne ne veut transporter ma cargaison, s’indigne Fawzi, producteur à Wata Khiam. Même les camions ont peur de s’approcher du sud.»

L’exportation de leurs produits agricoles est censée être une bouée de sauvetage. Mais pour le Liban-Sud, notamment le secteur frontalier, elle s’avère un défi presque insurmontable. Sa réputation de «zone de conflit» repousse les acheteurs. «Comment voulez-vous exporter quand vos coûts de production sont astronomiques à cause du risque, à cause de l’augmentation des taxes sur les carburants, celle du prix des engrais et des tarifs de la main-d’œuvre qui ont encore alourdi la facture? Quand vos produits risquent de pourrir avant d’atteindre le port? Nous nous retrouvons avec des stocks invendus, ou forcés de brader nos produits sur le marché local, déjà saturé. C’est une perte sèche qui nous étrangle, ce sont nous, les agriculteurs, qui payons le plus lourd tribut», martèle Farid. Les saisons précédentes, des dizaines d’hectares de vergers ont été brûlés par du phosphore ou touchés par des frappes aériennes, ce qui double la difficulté économique.

Le ministère aux abonnés absents

Le sud du pays produit près de 40% des agrumes et des fruits d’été qui sont tous en péril. Les pertes économiques, estimées à 2,5 milliards de dollars, ne représentent qu’une partie des défis auxquels sont confrontées les communautés locales.

La nécessité de réformes agricoles, d’une aide humanitaire et environnementale, ainsi que d’un soutien au développement durable, est plus pressante que jamais. Annonces publiques et promesses d’aides logistiques se multiplient, mais sur le terrain, la réalité est autre. «Le ministre s’exprime souvent devant les caméras, mais nous, on ne voit personne. Ni aide, ni compensation, ni assurance. Nous sommes livrés à nous-mêmes», déplore Ibrahim avec amertume.

Le rôle des organisations non gouvernementales est certes crucial, mais leur capacité d’action est limitée par l’ampleur des besoins et le contexte sécuritaire.

L’Association Amel International a mis en œuvre une initiative qui consiste à distribuer des semences et des grains agricoles à plusieurs familles dont les terres ont été gravement affectées par le conflit armé entre le Hezbollah et Israël. Elle leur a fourni des conseils techniques sur leur culture et l’entretien des plants dans le but d’assurer un rendement agricole efficace et durable.

Pour Nahida, de l’Association Amel, «l’agriculture n’est pas simplement un moyen de survie, mais l’expression d’un attachement à la terre, d’appartenance et de dignité. Ramener la vie dans les champs du sud du Liban constitue une forme de résistance civile et une voie vers la reconstruction de l’espoir».

Le fossé entre attentes et réalités est abyssal. L’agriculture du Liban-Sud est un microcosme des maux qui accablent le pays. Sans un changement radical des dynamiques régionales et une intervention étatique réelle, cette résilience, aussi admirable soit-elle, risque de s’épuiser, menaçant l’existence même des communautés qui comptent sur leurs récoltes pour vivre, et d’une terre qui mérite de moissonner la paix.

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