Mini-affaire Dreyfus entre chrétiens d’Orient
©Ci-dessus côte à côte les deux antagonistes : le buste de Monseigneur Clément-Yusuf Daoud, (au 17 rue des Carmes, 75005 Paris) et le portrait de Monseigneur Yusuf al-Debs (à l’archevêché maronite de Beyrouth)
Comme les querelles théologiques des siècles révolus nous semblent vaines et à la limite du risible ! Deux grands personnages se sont autrefois affrontés sur une question historique qui a mis le feu aux poudres, aussi bien dans la wilaya de Beyrouth que dans la Mutasarifiya du Mont Liban.

Entre communautés chrétiennes, les relations ne furent pas toujours exemplaires, encore moins empreintes de charité et d’amour fraternel. Le message du Christ ? Parlons-en !

Notre histoire religieuse et civile a souvent occulté les luttes sourdes entre une Église orientale et une autre, et les anathèmes que les dignitaires religieux se lançaient. À titre d’exemple je rappellerai une affaire qui, il y a plus d’un siècle et demi, fit couler beaucoup d’encre, à savoir la querelle qui opposa maronites et syriaques catholiques au lendemain des assises de Vatican I. Et pour ne pas raviver les hostilités, je l’évoquerai sur un mode léger, voire badin.

La controverse (1) démarra lorsque le chorévêque syriaque catholique Clément-Yusuf Daoud (2) publia en 1870 un opuscule plaidant la primauté des pontifes romains ; il y laissait entendre, en passant, que les maronites avaient, à un moment de leur histoire, adhéré à l’hérésie monothélite (3). Il avançait là une opinion historique, sans intention de froisser les convictions bien ancrées, et tout en prenant les précautions d’usage. Bien mal lui en prit !

Et alors qu’il ne s’y attendait pas, ce fut le branle-bas de combat dans les rangs d’une communauté qui se sentit agressée. Yusuf al-Debs, qui allait s’illustrer ultérieurement comme archevêque maronite de Beyrouth, répondit en 1871 par un opuscule réfutant lesdites allégations et affirmant la perpétuelle orthodoxie de ces coreligionnaires (4). Natif de la région de Zgharta et affligé d’un caractère irascible, il en vint à traiter Monseigneur Daoud « de calomniateur, de menteur, d’interpolateur de monuments antiques, d’orgueilleux, d’aveugle, d’ignorant, d’ingrat et d’ennemi des maronites » (5). Cela relevait désormais de l’invective personnelle et guère du débat « scientifique » entre historiens patentés.

Le savant et saint homme qu’était le chorévêque syriaque catholique était très injustement malmené. Il se plaignit au préfet de la Congrégation de Propaganda Fide et se défendit ouvertement. À un article de Daoud répondit un article de Debs. Un journal romain se fit l’écho de la polémique, mais c’est surtout à Beyrouth que le différend prit de l’ampleur. La presse locale s’en était saisi, et c’est tout vous dire, au moment même où l’on annonçait la publication d’un nouvel ouvrage de Monseigneur Clément-Yusuf confirmant ses précédentes assertions et attestant une fois de plus les déviations et errements doctrinaux des maronites. L’altercation prenait de graves proportions et les autorités romaines se devaient d’intervenir pour empêcher la publication dudit libelle. Il fallait à tout prix désamorcer la crise et éviter la discorde entre catholiques orientaux.

Mais qu’étaient-ce donc que ces fidèles uniates, que la curie romaine soignait comme la prunelle des yeux et qui se battaient comme des chiffonniers au vu et au su des autres communautés musulmanes, druzes et chrétiennes ? Le spectacle en était désolant. La Propaganda Fide intervint auprès de Monseigneur Daoud afin qu’il se retînt de publier l’ouvrage annoncé. Ce dernier, dans l’obéissance qu’il devait, se soumit et fit le nécessaire pour mettre fin à la discorde.

Mais les esprits étaient surchauffés dans le Mont Liban et à Beyrouth. Deux violents libelles furent publiés. L’un d’eux (6), œuvre du prêtre syriaque catholique Louis Sabungi, était si attentatoire à l’honneur de la communauté maronite que l’auteur fut déféré en justice et son domicile saccagé par les émeutiers. Pour sauver sa tête, ce curé, si doué pour la provocation, prit la fuite sur un bateau à destination de l’étranger. Dans la foulée de l’incident, un article de 1874 du maronite Naamtallah al-Boueri accusa les melkites catholiques de s’être associés aux syriaques et de leur avoir prêté main-forte dans l’intention d’assurer la publication de l’ouvrage offensant.

Délire de persécution ? Oui et non, car à Beyrouth on continuait de distribuer des copies de l’ouvrage en question sous le manteau et, semble-t-il, on en préparait l’impression sous un autre titre. Or Monseigneur Daoud ne voulait plus être impliqué dans cette chicane qui le dépassait. Il écrivit une lettre d’excuse aux patriarche et prélats maronites : elle fut jugée insuffisante par ces derniers. Le 28 juin 1877, il revint à la charge et leur adressa un acte solennel de rétractation qui, cette fois, fut agréé.

Croyez-vous que l’algarade allait s’arrêter à ce stade ? Loin de là. Et le public suivait allégrement les épisodes d’un roman-feuilleton. L’ouvrage interdit allait être publié en 1908 au Caire, bien après la mort de Monseigneur Daoud, à l’initiative du syriaque catholique Joseph Éliane Sarkis (7). Il y eut une autre levée de boucliers et ce fut Monseigneur Darian, un autre maronite, qui se chargea de contester en 1913 les thèses de l’ouvrage posthume (8).

On n’était pas au bout du rouleau même si un cessez-le-feu tacite allait être observé entre communautés catholiques, dans la période de l’entre-deux guerres mondiales.

Les deux communautés chrétiennes s’étant accordé une trêve pour reprendre leurs souffles respectifs, la controverse allait rebondir lorsque le vicomte de Tarrazi publia en 1948 un ouvrage sur les diocèses syriaques au Liban, ouvrage qui fut considéré par les maronites comme une provocation (9). Cette fois-ci, ce fut le père Bulus Qarali qui se chargea de la réponse (10) et, bien entendu, il y eut d’autres joutes dans la presse écrite de l’époque, comme on peut aisément l’imaginer.

Œcumenismus, quaeso


Frères humains, frères de toutes communautés, l’incident est désormais clos, du moins, je l’espère. Avouer que ses propres ancêtres avaient été monothélites, c’est-à-dire hérétiques, c’était quand même admettre qu’ils avaient fini en enfer, condamnés au feu éternel. Rien que ça ! Mais aujourd’hui, telle accusation ne porte plus à conséquence. Je dirais même plus que c’est un sujet de fierté et une coquetterie que d’appartenir à une communauté insubordonnée née d’une rébellion. En Languedoc, on assume bien ses origines albigeoises ; dans les Cévennes, on est fier de ses ancêtres camisards. Quant à moi, riverain de la Vallée Sainte, je ne risque pas les bûchers de l’Inquisition, si je me révèle relaps en avouant mes penchants monothélites.

1-Informations puisées dans un article de Jacques Vosté : Clément-Joseph David, archevêque syrien de Damas, (1829-1890), Orientalia Christiana Periodica, Roma, 14, (1948), pp.219-302

2-En fait, il appartenait à la famille Zebouni et se trouvait être l’oncle maternel du Cardinal Tappouni

3-Youssif (sic) Daoud, Opuscule sur le primat de saint Pierre, Presses de la Propagande de la Foi, 1870

4- Yusuf al-Debs, Rouh al-roudoud fi-tafnid za’am al-Khuri Yusuf Daoud, Beyrouth, 1871

5-Jacques Vosté, op.cit.

6-Louis Sabunji, article dans « al-Nahla al-fatiya », 1874.

7- Yusuf Daoud, Al-hijaj al-rahina fi ibtal da’awa al-mawarina, 1908.

8- Yusuf Derian, Lubab al-barahin, Le Caire, 1913.

9- Philippe de Tarrazi, Asdaq ma kan fi tarikh Lubnan wa safha min akhbar al-Syrian, Beyrouth, 1948.

10-Bulus Qarali, Al-mawarina fi Lubnan, Aqdamiyatahum wa usarahum, revue « al-Manara », mai-juin 1949.

Youssef Mouawad
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