
À la veille de la conférence gouvernementale du 16 juillet au Sérail, le Liban s’apprête à encadrer la culture du cannabis à des fins médicales et industrielles. Entre ambitions économiques, potentiel thérapeutique et fragilité institutionnelle, ce dossier explosif cristallise toutes les contradictions de l’État libanais.
Dans le monde médical, le cannabis n’est plus un tabou. Ses dérivés comme le CBD ou le THC sont utilisés dans plusieurs pays pour soulager les douleurs chroniques.
Une plante aux vertus médicales prouvées
Le cannabis médical est prescrit dans de nombreux pays pour soulager des douleurs chroniques résistantes aux traitements classiques, notamment chez les patients atteints de cancer, de VIH ou de maladies neurologiques. Il contribue à atténuer les spasmes de la sclérose en plaques, améliore la qualité de vie en soins palliatifs et réduit significativement les nausées liées à la chimiothérapie. Certaines formes d’épilepsie infantiles réfractaires, comme le syndrome de Dravet, répondent également au cannabidiol (CBD). Dans ces cas, le cannabis ne guérit pas, mais il apaise, stabilise et permet une reprise partielle du quotidien.
En intégrant le cannabis thérapeutique à son arsenal législatif dès 2020, le Liban a reconnu cette réalité médicale… sans toutefois la mettre en œuvre. Aujourd’hui encore, pas un gramme de cannabis n’a été produit légalement dans le pays.
L’annonce de la tenue, jeudi 16 juillet, d’un grand colloque officiel sous le patronage du Premier ministre au Grand Sérail marque donc un tournant. Le gouvernement prévoit d’y lancer officiellement la filière du cannabis, en activant enfin l’autorité de régulation attendue depuis 2020.
Un cadre réglementaire attendu depuis cinq ans
Votée en 2020, la loi numéro 178 autorise la culture du cannabis à des fins strictement médicales et industrielles. Elle prévoit la création d’une autorité de régulation autonome, composée de sept membres: cinq représentants des ministères de la Santé, de l’Agriculture, de la Justice et de l’Intérieur, ainsi que deux experts indépendants.
Cinq ans plus tard, ce dispositif semble enfin sortir de l’impasse. Le ministère de l’Agriculture a récemment annoncé que la liste des candidats à cette autorité a été finalisée et que sa formation interviendra d’ici fin juillet ou début août, à la demande du Premier ministre, Nawaf Salam. Cette instance sera chargée de délivrer neuf types de licences couvrant toutes les étapes de la chaîne: culture, extraction, transformation, distribution, exportation…
Elle devra aussi établir un dispositif clair de mise en œuvre, de contrôle et de traçabilité. Une fois opérationnelle, elle pourrait ouvrir la voie à une filière structurée, contrôlée et potentiellement rentable.
La priorité sera donnée aux régions rurales les plus délaissées, notamment Baalbeck-Hermel et le Akkar. Les agriculteurs pourront participer à des coopératives, investir dans des sociétés de production ou même fonder un syndicat. Un bureau local de l’autorité sera installé à Baalbeck pour maintenir un lien de proximité avec les producteurs.
Une réponse agricole à une crise profonde
Si cette réforme suscite tant d’attentes, c’est parce qu’elle intervient dans un contexte agricole désespéré. Dans la Békaa, les cultivateurs sont à bout. Les récoltes ont été ravagées cette année par la sécheresse, les aléas climatiques et l’explosion des coûts de production. Plus de 90% de la production de cerises a été perdue. Les exportations sont paralysées, les terres abandonnées, les campagnes désertées.
Dans ce marasme, le cannabis apparaît comme l’ultime recours agricole pour certains cultivateurs. Historiquement présent dans la région depuis le début du XXe siècle, souvent toléré, parfois réprimé, il n’a jamais vraiment disparu. Il s’invite désormais dans sa version légale, avec l’espoir de transformer une économie parallèle en levier de développement rural.
Une promesse économique… fragile
Dès 2018, le cabinet de conseil McKinsey identifiait la culture du cannabis comme l’un des rares moteurs de relance possible pour le Liban. Le rapport évoquait plus d’un milliard de dollars de revenus annuels, voire quatre milliards à long terme, si la culture atteignait mille hectares et si les produits étaient exportés. Ce potentiel, encore théorique, dépendra de la capacité de l’État à encadrer l’ensemble du processus.
Certains acteurs privés, notamment dans le secteur pharmaceutique libanais, suivent de près les développements. Ils y voient une opportunité d’investissement local, avec des débouchés possibles à l’exportation dans les secteurs médical et thérapeutique. Mais tout dépendra du sérieux de l’encadrement.
Car si le cannabis peut être un remède économique, il peut aussi n’être qu’un mirage, voire une nouvelle ligne de fracture.
Une filière sous haute surveillance
À quelques heures de la conférence, plusieurs inquiétudes restent vives. Le risque de détournement à des fins récréatives ou illégales est réel. L’expérience a montré que les circuits parallèles sont bien établis, particulièrement dans les régions où l’autorité de l’État est faible. Le détournement des licences par des groupes politiques ou des réseaux mafieux est également redouté, tout comme les conflits d’intérêts entre producteurs traditionnels et structures officielles.
En clair, organiser une filière cannabis dans un pays où la gouvernance est instable revient à manipuler une bombe à retardement dans un pays miné par l’informalité.
Quand l’État encadre ce qu’il n’a jamais su interdire
Le paradoxe est là: en légalisant une culture qu’il n’a jamais réussi à interdire, l’État espère aujourd’hui y trouver une source de revenus et un outil de régulation. En l’absence d’une autorité souveraine sur l’ensemble du territoire national, la légalisation du cannabis permettra au moins à l’État… d’avoir sa part du gâteau. Une formule ironique, mais révélatrice d’un certain pragmatisme à la libanaise.
Le Liban à la croisée des chemins
À la veille du 16 juillet, le Liban semble prêt à transformer un tabou en outil. Le cannabis thérapeutique peut-il réellement devenir une industrie porteuse, éthique, durable et profitable? Peut-il être à la fois un médicament pour les patients, une planche de salut pour les paysans et une source de revenus pour l’État? Tout dépendra de la mise en œuvre. Et de la volonté politique de faire du droit… une réalité.
Jeudi, le Liban pourrait bien planter la première graine d’une réforme historique. Reste à savoir si elle portera ses fruits… ou si elle sèmera le chaos.
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