Ici Beyrouth partage avec vous cet article d’Imad Chidiac pour Nidaa el-Watan.
Procéder avec une proposition rejetée par trois parties sur quatre… pure folie!
«Nous avons (théoriquement) “gagné” les premiers 100.000 dollars et perdu le secteur bancaire ainsi que le reste des dépôts.» C’est ainsi que l’on peut résumer l’essence de la Gap Law que le gouvernement examine depuis deux jours. Et pourquoi le paiement des premiers 100.000 dollars pourrait-il n’être que théorique? Tout simplement parce que la loi reflète les projections virtuelles du gouvernement, sans vraiment correspondre à la réalité.
Des milieux bancaires confient à Nidaa Al-Watan que les banques pourraient ne pas être en mesure de verser même les premiers 100.000 dollars aux petits déposants. Ce montant totalise environ 20 milliards de dollars, que les banques devront assumer intégralement, contrairement à ce que la loi sous-entend.
Comment cela? Tout simplement parce que la “répartition” prévoit que les banques supportent 40% de cette somme, soit quelque 8 milliards de dollars en liquidités, alors qu’elles n’en détiennent actuellement pas plus de 3 milliards (au mieux). Quant aux 60% restants, censés relever de la responsabilité de la Banque du Liban, ils seraient paradoxalement payés à partir des réserves obligatoires; c’est-à-dire à partir des fonds des banques, qui appartiennent en réalité aux déposants.
Une lecture détaillée du projet de loi montre ce qui suit:
1) La loi repose sur des chiffres imprécis et sera, par conséquent, inapplicable malgré toutes le fioritures du gouvernement. Elle est conçue dans une mentalité d’“administration publique” et non d’“investisseur” cherchant croissance économique et capitaux frais pour la relance du secteur bancaire. Dans sa version actuelle, la loi prolongera la crise durant des années supplémentaires au lieu de la résoudre.
2) Le texte oblige les banques à augmenter leurs fonds propres, alors même qu’il rend cette opération impossible. Quel investisseur raisonnable accepterait d’injecter des capitaux dans une banque qui ploie sous des engagements et des dettes étalés sur des années? De plus, le projet précise à plusieurs reprises que, même après récupération des fonds transférés à l’étranger, restitution de bénéfices indus ou paiement des impôts correspondants, les banques et leurs propriétaires ne seraient pas exemptés de poursuites ou d’injonctions judiciaires réclamant des fonds supplémentaires. Partant, cela fait fuir les investisseurs, rend la recapitalisation irréalisable et peut-être même le paiement des premiers 100.000 dollars aux petits déposants impossible.
3) La loi fait porter l’essentiel du fardeau de la “faille” aux banques et aux déposants, puis, théoriquement, à la Banque du Liban, tout en exonérant l’État de toute contribution. Elle offre même à l’État la “possibilité” d’augmenter le capital de la Banque du Liban, au lieu d’en faire un devoir légal tel que prévu par la loi sur la monnaie et le crédit. C’est précisément ce qui rend le projet bancal et incapable d’assurer la restitution intégrale des dépôts; d’où la décision gouvernementale d’effacer jusqu’à 35 milliards de dollars de dépôts sous divers intitulés.
4) La loi est fondée sur des données inexactes concernant, notamment, la “purification des actifs irréguliers” (fonds illégitimes), les taux d’intérêts accumulés et les dépôts en livres libanaises convertis en dollars.
Dans le premier cas (fonds illégitimes), la loi demande aux banques d’identifier elles-mêmes les dépôts illicites; mission impossible car cela revient à leur demander de s’auto-incriminer pour avoir accepté des fonds illégaux, et les expose à des poursuites légales, sans offrir de réelle “décharge légale” après adoption de la loi. Bien au contraire, la loi ouvre précisément la porte à de telles poursuites et pose la justice comme une épée de Damoclès au-dessus de la tête des banques et de leurs propriétaires.
Dans le deuxième (intérêts accumulés) et troisième cas (livres converties en dollars), le gouvernement et la Banque du Liban, fondent leurs estimations sur des chiffres anciens, inexacts et non actualisés. Selon certaines sources bancaires, les montants que le gouvernement entend rayer via le troisième cas de figure -entre 30 et 35 milliards de dollars- ne dépasseraient en réalité pas les 20 milliards. La loi renferme donc une nouvelle “faille” cachée qui éclatera au grand jour dès sa mise en œuvre. Il sera alors donc trop tard pour la corriger.
5) Pour les petits dépôts, la loi calcule les premiers 100.000 dollars à partir d’aujourd’hui, et non depuis le début de la crise. Ainsi, le déposant qui n’a pas bénéficié des circulaires 158 et 166 perd non seulement leurs avantages mais il est également traité comme celui qui a déjà retiré 20.000 dollars ou plus durant les deux dernières années. L’écart entre les deux dates, estimé entre 3 et 4 milliards de dollars, sera supporté par d’autres déposants dans d’autres tranches.
En outre, la loi ne considère pas les dépôts inférieurs à 100.000 dollars et convertis de livres en dollars comme des actifs irréguliers, mais les classe parmi les petits dépôts. En d’autres termes, pour un déposant qui a acheté un chèque bancaire d’une valeur de 100.000 dollars pour 10.000 dollars (10%) pendant la crise et l’a déposé dans son compte, la loi oblige la banque de ce déposant à les payer intégralement, comme pour tout déposant disposant du même montant en dollars “réels” (la loi récompense ainsi les petits usagers de chèques). Cela fait donc grimper la facture des 100.000 dollars et moins d’environ 14 à près de 20 milliards.
Pour les gros dépôts (au-delà de 100.000 dollars), la loi impose uniquement 20% aux banques et 80% à la Banque du Liban. Mais en réalité, les déposants ne recevront que des papiers sans valeur: des titres à très long terme (jusqu’à 20 ans), dont la valeur actuelle nette ne dépasserait pas 30 à 35% de la valeur nominale. Partant, la promesse de restituer les dépôts est donc illusoire.
La loi entrouvre également la porte à l’usage de l’or “en cas de liquidation”, mais cette option reste bloquée à la Banque du Liban, surtout si le Parlement n’approuve pas l’intégration de l’or parmi les actifs de la banque centrale, conformément à une disposition “claire et explicite” du projet de loi lui-même. D’autant plus que la Banque du Liban n’a aucune prérogative lui permettant de disposer de l’or sans amender la loi initiale qui encadre et régit les modalités de détention de cet or par la banque centrale. Or, si le pouvoir décidait de se défaire de l’or selon la “méthode libanaise” habituelle, cela ouvrirait la voie à des contentieux judiciaires et à des conflits politiques sans fin.
6) Le projet de loi passe sous silence tout mention du défaut de l’État ainsi que des eurobonds dont les banques détiennent un “portefeuille” estimé à environ 8 milliards de dollars, dus par l’État libanais aux banques (soit, ironie du sort, l’équivalent de la liquidité exigée des banques pour régler les premiers 100.000 dollars aux petits déposants).
Le texte évoque également la restitution des transferts, en distinguant ceux effectués par les grands actionnaires des banques, les présidents et membres de leurs conseils d’administration, dont il impose la récupération des transferts à partir du 17 mars 2019, tandis qu’il accorde aux responsables politiques (personnes politiquement exposées -PEP) un délai supplémentaire de six mois, soit à partir d’octobre 2019. Or, les responsables politiques sont précisément les “décideurs” exécutifs -notamment en ce qui concerne la décision de défaut- et ils ont profité de ce délai pour faire fuir leurs dépôts à l’étranger. Ainsi, au moment où l’État libanais a cessé de payer les eurobonds, la classe politique a été la première informée, et c’est exactement elle qui a pris cette décision catastrophique.
7) La loi est rédigée dans une logique populiste similaire à celle du début de la crise, réclamant le paiement intégral et immédiat des dépôts. Elle ne cherche ni à rétablir la confiance dans le secteur bancaire ni à rassurer les déposants. A contrario, elle alimente la demande de retraits “cash” immédiats, comme si l’objectif était de vider le système bancaire. C’est comme si le déposant était habilité ou capable de prendre son dépôt, même s’il s’élève à des millions de dollars, de le rapporter chez lui et de l’enfermer dans un coffre-fort. En d’autres termes, l’auteur du texte de la Gap Law a ignoré, sciemment ou non, que cette “confiance perdue” ne pourra être restaurée sans une intervention réelle de l’État à travers ses actifs, qu’il s’agisse de l’or ou de biens immobiliers… Sans cette confiance, le secteur bancaire ne se relèvera pas, et sans secteur bancaire, il n’y aura ni économie ni croissance.
De toute évidence, il serait insensé de s’engager dans une loi rejetée par trois parties sur quatre: les déposants, les banques et, dans une large mesure, le Fonds monétaire international lui-même, qui semble, pour l’instant, ne l’“avaler” qu’à contrecœur.



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