Sida au Liban : une maladie chronique, un tabou tenace

Quarante ans après l’identification du virus par l’équipe de Luc Montagnier, le sida n’est plus une condamnation à mort. À l’occasion de la Journée mondiale de lutte contre le sida, Ici Beyrouth propose un éclairage sur la situation au Liban, où plus de 2 600 personnes vivent avec le VIH et quelque 250 nouveaux cas sont enregistrés chaque année. L’épidémie reste discrète, confinée aux marges d’un système de santé en crise. Traitements gratuits, dépistage anonyme, campagnes de prévention existent. Ce qui manque encore, ce sont les diagnostics, la lutte contre la stigmatisation et une vraie prise en charge de la santé mentale.

L’histoire du sida commence officiellement au début des années 1980, lorsque des équipes de chercheurs, dont celle de Luc Montagnier à l’Institut Pasteur, identifient le virus de l’immunodéficience humaine. À l’époque, les médecins ne disposent ni de test fiable, ni de traitement efficace. Aujourd’hui, la situation a radicalement changé : les trithérapies et bithérapies antirétrovirales contrôlent l’infection, les injections longue durée allègent la contrainte quotidienne des comprimés, et une personne dont la charge virale est indétectable ne transmet pratiquement plus le virus. Partout dans le monde, le VIH est peu à peu devenu une maladie chronique, à l’image du diabète ou de l’hypertension.

Pourtant, derrière cette révolution médicale, une autre réalité persiste : celle de régions où le dépistage reste insuffisant, où l’accès aux soins est inégal, et où la stigmatisation freine autant que le virus. La région EMRO de l’Organisation mondiale de la santé, à laquelle appartient le Liban, ne compterait que 40 % de personnes vivant avec le virus ayant reçu un diagnostic, et à peine un quart d’entre elles sous traitement. Le 1er décembre, Journée mondiale de lutte contre le sida, rappelle que la bataille se joue désormais autant dans les laboratoires que dans les mentalités.

Un pays en crise, une épidémie silencieuse

Depuis 2019, le Liban traverse l’une des pires crises de son histoire récente : effondrement économique, instabilité politique, pandémie de COVID-19, puis explosion du port de Beyrouth en 2020 qui a détruit des hôpitaux et l’entrepôt central du ministère de la Santé. Dans ce contexte de pénuries chroniques de médicaments, d’hôpitaux fragilisés et de pauvreté touchant plus de la moitié de la population – et près de 90 % des réfugiés syriens –, la lutte contre le VIH est longtemps restée le parent pauvre des politiques de santé.

Introduite au Liban en 1984 avec le premier cas diagnostiqué, l’épidémie a progressé lentement mais régulièrement. Fin 2022, le Programme national de lutte contre le sida recensait 3 018 cas cumulatifs depuis les années 1980, dont plus de 2 600 personnes vivant aujourd’hui avec le virus. Environ 223 nouveaux cas ont été déclarés en 2022, dans le prolongement d’une tendance estimée à quelque 250 diagnostics par an. La majorité concerne des hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes, et près de la moitié des personnes nouvellement infectées ont entre 25 et 34 ans.

Les chiffres d’ONUSIDA pour 2023 montrent cependant une lueur d’espoir : 79 % des personnes vivant avec le VIH qui connaissent leur statut reçoivent un traitement antirétroviral, et 74 % de celles-ci ont une charge virale indétectable. Mais la concentration des services dans Beyrouth et sa périphérie laisse de larges zones du territoire – Tripoli, le Sud, la Bekaa – dans une relative désertification de l’offre. Pour un grand nombre de Libanais et de réfugiés, se rendre dans un centre de dépistage ou de suivi implique plusieurs heures de route, des frais de transport élevés, et souvent le risque de dévoiler un statut qu’ils préfèrent taire.

Des traitements disponibles, un dépistage encore trop timide

Sur le plan thérapeutique, le Liban n’est pas en retard. Grâce à un partenariat avec le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, le ministère de la Santé publique assure gratuitement les traitements antirétroviraux aux citoyens libanais, aux réfugiés palestiniens, ainsi qu’aux réfugiés syriens enregistrés auprès du HCR. Depuis plus de cinq ans, aucune rupture majeure de stock n’a été rapportée. À Karantina, un centre de dispensation indépendant de la pharmacie centrale distribue plusieurs schémas thérapeutiques de première ligne, conformes aux recommandations de l’OMS.

Les experts le répètent : une personne vivant avec le VIH, dépistée à temps et correctement traitée, peut mener une vie normale. De nouvelles molécules permettent aujourd’hui de passer de trithérapies lourdes à des bithérapies mieux tolérées. Des injections intramusculaires tous les deux mois remplacent, pour certains patients, la prise quotidienne de comprimés. Le VIH devient alors un dossier médical à suivre, non plus une condamnation.

Le maillon faible reste le dépistage. Dans la région EMRO, seules quatre personnes sur dix vivant avec le virus savent qu’elles sont infectées. Au Liban, le Programme national de lutte contre le sida, soutenu par l’OMS, l’UNICEF et d’autres agences onusiennes, multiplie les actions de dépistage volontaire, anonyme et gratuit, via des centres répartis dans le pays et des ONG spécialisées. En décembre, une campagne médiatique régionale cible spécifiquement les personnes à risque, avec un objectif clair : inciter chacun à se faire tester, et chaque personne vivant avec le VIH à encourager au moins une personne de son entourage à franchir le pas.

Mais l’information ne circule pas assez. Les études menées auprès des populations clés – hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes, usagers de drogues injectables, travailleurs et travailleuses du sexe – montrent un niveau de connaissance insuffisant sur les modes de transmission, les moyens de prévention, ou même les lieux de prise en charge. Beaucoup s’informent essentiellement via Internet ou les réseaux sociaux, où les rumeurs et les fausses nouvelles se mêlent aux données scientifiques. Dans un pays où la santé sexuelle reste largement taboue, « savoir » n’est pas encore tout à fait « pouvoir ».

Stigmatisation, santé mentale et droits fragiles

Au Liban, le VIH ne se limite pas à un virus : il se heurte à un cadre légal et social qui pèse lourdement sur les épaules des personnes concernées. L’article 534 du Code pénal, qui criminalise les relations « contraires à l’ordre naturel », continue d’être utilisé pour arrêter, intimider ou faire pression sur les hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes, les personnes transgenres et, plus largement, les minorités sexuelles. Les populations clés ont un accès difficile à la justice, les compagnies d’assurance excluent souvent les soins liés au VIH, et certaines pratiques illégales – refus de soin, obligation de test avant l’embauche – persistent dans l’ombre.

Cette stigmatisation a un coût psychologique. La découverte de la séropositivité, la peur de perdre son travail, son logement ou ses liens familiaux, entretiennent une anxiété permanente. Des études locales rapportent des troubles qui vont de la dépression à l’automutilation. La santé mentale, pourtant centrale dans l’adhésion au traitement, demeure la grande oubliée de la prise en charge. Les associations communautaires, comme Vivre Positif ou Think Positive, tentent de combler ce vide en proposant écoute, groupes de parole, éducation par les pairs et soutien social. Mais leurs moyens restent limités, dépendants de financements instables et de la bonne volonté de quelques professionnels formés.

Face à cette réalité, le Programme national multiplie les initiatives : renforcement des centres de dépistage volontaire, développement de plans stratégiques triennaux avec l’appui des agences des Nations unies, actions d’information dans les écoles et les universités, outils d’e-learning pour les enseignants. Objectif affiché : augmenter le niveau de connaissance dans la population tout en réduisant la stigmatisation et en améliorant les droits des personnes vivant avec le VIH.

Le 1er décembre, le ruban rouge a refait surface sur les réseaux sociaux, les tee-shirts et les pupitres officiels. Il rappelle les trois lettres d’un virus qui, au Liban, ne fait plus la une mais continue de circuler dans les interstices d’un système fragilisé. Le sida, lui, se traite. Ce qui reste le plus difficile à soigner, ce sont la peur, le jugement et le silence. La véritable ligne de front se joue désormais là : dans la capacité d’une société à offrir à toute personne vivant avec le VIH non seulement un traitement gratuit, mais aussi le droit de vivre sans se cacher.

 

 

 

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