À Cape Town, le Zeitz MOCAA incarne la métamorphose d’un silo à grains en une cathédrale de l’art contemporain africain. Entre héritage industriel et bouillonnement créatif, une utopie de béton et de lumière raconte aujourd’hui l’Afrique à elle-même et au monde.
Au Cap, les vents du large charrient toujours la mémoire du port, les échos sourds du commerce colonial, le rêve vertical d’un continent qui regarde l’horizon. C’est là, au bout du Waterfront, dans le «Silo District», qu’un monstre de béton muet, abandonné depuis des décennies, s’est soudain réveillé: le Zeitz Museum of Contemporary Art Africa. On entre ici comme on pénètre dans un sanctuaire, le regard happé par une nef vertigineuse, vestige d’un monde industriel, désormais temple d’une Afrique réinventée.
Le Zeitz MOCAA n’est pas né d’une utopie. Il est le fruit d’une reconquête, d’une réconciliation entre un passé industriel marqué par l’extraction, le stockage, la logique des flux marchands et un présent résolument tourné vers la création. De 1921 à 1924, le silo à grains du Cap domine la baie: 42 tubes de béton, 57 m de haut, silhouette austère veillant sur les allées et venues des cargos, sur l’Afrique du Sud qui s’urbanise. À l’époque, il est le plus haut édifice d’Afrique subsaharienne, une prouesse d’ingénierie, une icône d’un progrès musclé et sans grâce.
Mais la modernité industrielle ne résiste ni au temps ni aux crises. Le silo s’endort, puis se fissure et fini par tomber dans l’oubli. Jusqu’à ce que, en 2017, le génie architectural du Britannique Thomas Heatherwick soit appelé à la rescousse. Plutôt que de raser l’édifice, il propose de l’évider, puis de le tailler et le sculpter, afin de le révéler. Certains cylindres sont évidés, le béton brut est poli comme une pierre précieuse, la lumière s’infiltre par d’immenses verrières taillées «en gemme». Ce qui était sombre devient alors cathédrale. Un musée de 9 500 m² naît dans les veines de la ville, dont 6 000 m² dévolus à l’exposition, le reste à la vie: éducation, ateliers, terrasse-jardin, café, et – luxe ultime – un hôtel perché tout en haut, offrant au visiteur le panorama de la Table Mountain.
Mais au-delà du geste architectural, il y a une intention. Zeitz MOCAA n’est pas le simple décor d’une globalisation artistique en quête de nouveaux marchés. Il est d’abord une affirmation, celle qui démontre que l’art contemporain africain mérite une maison sur son propre continent. La collection, portée à l’origine par le mécène allemand Jochen Zeitz, s’ouvre à la diversité des voix africaines et de la diaspora: sculptures, installations, photographies, vidéos, performances. Le musée s’efforce d’accueillir aussi bien les figures tutélaires – El Anatsui, William Kentridge, Zanele Muholi – que les jeunes talents.

Zeitz MOCAA: du silo à la cathédrale d’art. © Ici Beyrouth
Si l’Afrique fut longtemps racontée par d’autres, exposée dans les vitrines de l’Occident, reléguée à la marge de l’histoire de l’art mondiale, ici, la scène se renverse. Les artistes africains sont chez eux, invités à raconter la mémoire, les blessures, la violence post-coloniale, mais aussi l’exubérance de la vie et la beauté irréductible du quotidien.
Le défi d’une ouverture
Il suffit de se promener dans le musée pour sentir la force du projet: dans l’atrium, le béton garde la trace de l’industrie; dans les salles, la couleur, la matière, la voix des œuvres débordent le cadre attendu de l’«africanité». Les parcours sont multiples, ouverts à la surprise, et chaque étage propose un dialogue entre médiums.
Pourtant, le Zeitz MOCAA n’échappe pas aux interrogations. Le billet d’entrée, s’il est gratuit pour les locaux à certains horaires, reste élevé pour beaucoup. Le Waterfront, quartier huppé, attire volontiers touristes et classes moyennes, moins la jeunesse populaire du Cap, enfermée dans les townships ou les périphéries. La gouvernance du musée a suscité des débats: la part belle est-elle faite aux artistes africains, ou la logique du mécénat privé et du collectionnisme européen demeure-t-elle dominante?
Ces questions traversent l’institution, qui doit sans cesse ajuster ses ambitions, à savoir renforcer l’accès des publics locaux, décentraliser ses ateliers et surtout multiplier les partenariats avec écoles, associations et ONG. Mais c’est peut-être dans ce jeu même – entre élitisme et démocratisation – que le Zeitz MOCAA trouve sa vitalité.
Car ce qui frappe, au fond, c’est l’énergie du lieu. Chaque année, le musée accueille près de 250.000 visiteurs, dont une part croissante de jeunes. Le Centre d’art et d’éducation multiplie les ateliers, les résidences, les débats : l’art s’y pense comme arme douce contre les fractures de la ville. Sur le toit, la sculpture dialogue avec le ciel; dans les couloirs, les langues, les accents et les histoires se croisent.
Dans la nef de béton du Zeitz MOCAA, l’Afrique invite le monde à la suivre. Là où s’empilaient autrefois les grains, naissent désormais les graines d’un récit en mouvement.




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