Plutôt que de clore, en bonne et due forme, une affaire qui n’aurait jamais dû exister, le rapport, publié le 13 novembre, sur l’incident de la grotte de Jeita ne fait qu’enfoncer davantage le clou d’une réalité bien plus préoccupante. Celle d’une légèreté institutionnelle et scientifique troublante, où les procédures se bricolent, où les responsabilités se délitent, où les décisions semblent prises sans cadre solide et où rien, absolument rien, n’indique que les autorités ont tiré les leçons nécessaires.
Il faut dire que ce que révèle ce document «technique» c’est que le site naturel le plus emblématique du Liban, qui fut un temps la fierté d’une campagne nationale pour figurer parmi les merveilles du monde, se retrouve aujourd’hui exposé à l’improvisation, à l’opacité et à l’amateurisme.
Une cérémonie privée
Tout a commencé le 31 octobre dernier, lorsqu’une cérémonie prénuptiale s’est déroulée dans les profondeurs de la grotte. Pour se laver les mains de l’affaire, le ministère du Tourisme avait alors signalé que c’est la municipalité qui gère actuellement le site dans le cadre d’un accord temporaire, en attendant la finalisation d’un appel d’offres pour une gestion pérenne. «La municipalité de Jeita a autorisé la tenue de la réception sans demande écrite, sans consultation préalable du ministère, et sans coordination avec les experts requis», pouvait-on lire dans le communiqué du ministère.
De son côté, la municipalité avait tenté de minimiser l’affaire, affirmant qu’il ne s’agissait que d’une «réception prénuptiale de 30 minutes» sans nourriture ni boisson, et que «toutes les précautions techniques avaient été prises».
Aujourd’hui et quinze jours après sa fermeture temporaire (la deuxième en moins d’un an), la réouverture de la grotte est annoncée. Prévue pour samedi, elle fait suite aux conclusions du rapport dit «final» de la commission d’experts chargée d’évaluer l’impact de l’événement, rendu public jeudi par le ministère du Tourisme.
Pour l’avocat Mark Habka, ce rapport révèle avant tout «un triple problème majeur». Selon lui, il met en lumière «un manque flagrant de professionnalisme et une irresponsabilité de la part de la ministre du Tourisme et de l’État», qui ont traité «un dossier patrimonial d’une telle ampleur avec une légèreté inquiétante». D’après lui, une telle affaire «relève de la sécurité nationale», puisqu’il s’agit d’un élément central du patrimoine naturel libanais.
En outre, l’avocat reproche au gouvernement de ne pas avoir enclenché les mécanismes institutionnels adéquats. «Une commission d’enquête parlementaire aurait dû être chargée d’entendre la ministre, de l'interroger et de comprendre pourquoi cet événement a été autorisé, quelles procédures ont été suivies et quelles précautions la municipalité était censée prendre dans de tels cas. Rien de tout cela n’a été fait», s’indigne-t-il.
Ce que dit le rapport
Pour en revenir aux conclusions du rapport, la fête privée du 31 octobre n’a pas causé de dégâts apparents: pas de fractures nouvelles, pas de chute de matière calcaire, pas de dérèglement immédiat du système biologique. Ces conclusions, rassurantes à première vue, ne doivent pourtant pas masquer l’essentiel.
L’inspection n’a été que visuelle, faute d’instruments de mesure, de capteurs et de données de référence. Aucun relevé scientifique continu, aucun protocole permettant de comparer l’avant et l’après. Une faiblesse structurelle qui saute aux yeux dès que l’on lit les premières pages du rapport. On y apprend ainsi que les experts n’ont pas pu s’appuyer sur le moindre jeu de données historiques. La grotte la plus visitée du pays, vitrine touristique par excellence, ne dispose d’aucune archive scientifique permettant de mesurer la moindre évolution de ses formations géologiques. C’est un constat accablant pour un site que le Liban voulait autrefois porter au rang de merveille du monde et qui se retrouve aujourd’hui sans instruments pour se protéger lui-même.
Selon Mark Habka, «les experts eux-mêmes ont reconnu leurs limites. Le rapport dit explicitement que, pour fournir un avis réellement précis, il leur fallait des mesures instrumentales et des données antérieures. Or, ils ne disposent, selon leurs dires, d’aucune base de donnée, d’aucune archive scientifique. Par conséquent, ils ne peuvent pas donner un avis exact dans ces conditions». L’avocat en conclut que cette absence de données constitue en soi «un manquement grave dans un dossier de cette nature».
Un site en danger
Le contraste entre l’ampleur du site et la légèreté des moyens déployés est saisissant. Jeita, qui attire chaque année des centaines de milliers de visiteurs, ne dispose même pas d’un système de monitoring permanent des niveaux de CO₂, de l’humidité ou de la température. Pourtant, ces paramètres déterminent la croissance des formations calcaires et la stabilité de l’écosystème. Le rapport rappelle d’ailleurs que la fermeture temporaire de la grotte a permis un retour à l’équilibre de ces paramètres internes, preuve qu’un événement inhabituel suffit à perturber une dynamique délicate. Là encore, on s’interroge: comment a-t-on pu autoriser la tenue d’une cérémonie dans un lieu aussi fragile sans instrumentation préalable, sans encadrement scientifique strict et sans réflexion sur les risques?
Le rapport révèle, en outre, d’autres zones d’ombre. Dans la grotte supérieure, certaines structures en béton, ancrées dans la roche depuis plusieurs décennies, doivent désormais faire l’objet d’inspections régulières afin de vérifier leur stabilité. Ces installations, qui accueillent chaque jour des visiteurs, n’avaient jamais fait l’objet d’un suivi formel. Là encore, la menace ne vient pas de l’événement ponctuel, mais de ce qui n’a jamais été fait depuis des années. La grotte n’est pas seulement en danger à cause de l’événement du 31 octobre, elle est en danger à cause de l’État qui s’en remet constamment à l’improvisation.
Plus troublant encore: aucune poursuite judiciaire n’a été engagée. Aucun service public, aucune institution, aucune autorité n’a encore été appelée à rendre des comptes. Ni enquête sur l’origine de l’autorisation, ni clarification des responsabilités administratives, ni évaluation des manquements potentiels. L’incident glisse ainsi doucement vers l’oubli, comme tant d’autres affaires patrimoniales au Liban: les responsabilités se diluent et les institutions préfèrent refermer les dossiers plutôt que les examiner.
Appels à la reddition de comptes et à une protection durable
Le rapport technique semble complet, mais il ne dit rien de l’essentiel: comment en est-on arrivé là et qui répond de cette décision?
Réagissant à cette situation, Mark Habka souligne que «ce dysfonctionnement s’inscrit dans un schéma bien plus large. Nous vivons dans un pays d’impunité. Dans l’affaire des téléphériques, par exemple, aucune instance n’a assumé la moindre responsabilité. C’est systématique: tout ce qui touche à la sécurité des citoyens est laissé à l’abandon». Et d’appeler le pouvoir judiciaire à s’emparer du dossier: «J’invite la justice et le parquet à considérer que cette affaire touche directement au patrimoine naturel du Liban. On ne peut pas continuer à laisser ces dossiers sans suite».
Les recommandations des experts ouvrent enfin une voie plus sérieuse: monitoring acoustique permanent, limites strictes de décibels, interdiction des basses profondes, encadrement des événements, présence d’acousticiens, réduction des jauges. Ce sont des règles de bon sens, inspirées des meilleures pratiques internationales. Mais elles interrogent une évidence: pourquoi n’existaient-elles pas déjà? Pourquoi faut-il un incident évitable pour que le Liban se résolve à protéger l’un de ses seuls trésors naturels encore intacts?
Le rapport du 13 novembre aura donc permis une chose: mesurer ce que la grotte n’a pas perdu. Il ne dit rien, en revanche, de ce qu’elle risque de perdre si cette gestion approximative se poursuit. La vraie question n’est donc plus de savoir si la fête du 31 octobre a abîmé le site de Jeita, mais si l’État libanais est prêt à empêcher le prochain incident… ou s’il continuera à laisser ses merveilles naturelles à la merci des improvisations et des silences administratifs.




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