
Il n’y a aucune liberté pour un peuple qui se voit imposer l’ami et l’ennemi, et aucun espoir pour un peuple qui n’ose pas parler ouvertement de la paix.
Pour Carl Schmitt, la notion d'ennemi est le critère fondamental du politique. Elle est distincte des domaines du moral, de l’esthétique et de l’économique. Définir un ennemi est donc un acte purement politique, n’ayant pas le moindre fond moral et ne se souciant d’aucune vérité historique. Dans ce cadre dépourvu de toute objectivité, l’ennemi peut donc être imaginé dans le but d’atteindre des objectifs politiques.
En présence d’une société multiculturelle comme celle du Liban, l’ennemi est consciemment désigné en vue d’imposer une idéologie unique qui permette une hégémonie culturelle et l’effacement de la diversité. Carl Schmitt constate que la distinction ami-ennemi ne dépend d’aucune référence morale telle que la classification du bien et du mal, ni esthétique telle que le beau et le laid, ni même économique liée à la notion de rentabilité. Elle peut être en revanche idéologique, permettant soit de cimenter une société, soit d’en soumettre d’autres.
D’une pierre deux coups
L’ennemi est l’autre, et c’est par cette opposition que l’on peut se définir soi-même. L'identité d'un groupe, le «nous», est définie par l'existence de son ennemi. Le totalitarisme recourt habilement à ce potentiel dont il fait un savant et vicieux usage. C’est ainsi que l’islamisme messianique (Hezbollah), tout comme l’arabisme prétendument laïc avant lui, cherche à cimenter sa société en affirmant son identité face à l’autre qui incarne le mal par excellence.
«Dis-moi qui est ton ennemi, je te dirais qui tu es», pourrait-on noter dans la lignée d’Antoine de Saint-Exupéry. Car, comme il l’avait écrit dans Citadelle, «l’homme se mesure à l’obstacle» ou encore «l’homme ne se découvre qu’en se mesurant à ce qui s’oppose à lui». La construction de l’image de l’ennemi sioniste devient ainsi un besoin existentiel permettant d’imposer une cohésion sociale.
Mais le totalitarisme fait un double usage de l’idéologie de l’ennemi. En l'infligeant aux autres sociétés qu’il cherche à subjuguer, il procède à l’effacement de leur mémoire, de leurs références cognitives et donc de leur identité culturelle. Il fait d’une pierre deux coups. Depuis les années 1960, les arabistes cherchent à fabriquer ou à imposer une identité nationale unique construite notamment autour de ce noyau conglomérant qu’est l’ennemi sioniste.
Substitution culturelle
Le Hezbollah, comme héritier direct des mouvances arabistes, a démontré par son indulgence envers son voisin israélien, que cette satanisation de l’ennemi n’était destinée qu’aux autres groupes culturels du territoire libanais. En lui concédant avec complaisance les eaux territoriales du Liban ainsi que leurs champs gaziers, il a dévoilé la véritable nature de ses intentions: l’idéologie de l’ennemi-épouvantail n’est qu’une arme juridique visant à terroriser les autres composantes ethniques et à annihiler la diversité.
Carl Schmitt voit dans la dualité ami-ennemi (Freund/Feind), une complémentarité qui permet de dessiner le choix politique. Pour lui, ce duo constitue la distinction fondamentale de la politique. Une fois l’ennemi défini, il en découle nécessairement la désignation de l’ami, qui deviendrait un allié non seulement militaire, mais aussi et par-dessus tout, culturel. À défaut de pouvoir réussir la substitution démographique, les idéologies totalitaires de l’arabisme laïc et de l’islamisme messianique ont recours à la substitution culturelle. Elles proposent ainsi l’adoption de la culture et de l’identité de l’allié désigné et imposé.
Le glissement linguistique
L’adoption de cette identité culturelle tend à s’infiltrer très en profondeur en influant sur les modes cognitifs. Il s’agit de convaincre en effaçant tout référentiel. L’hypothèse Sapir-Whorf, ou hypothèse de la relativité linguistique, suggère que la langue structure la manière de percevoir et de penser le monde. Pour reprendre Benjamin Lee Whorf, lorsqu’une culture adopte les mots, les catégories et les métaphores d’une autre langue, elle adopte aussi la grille cognitive que cette langue véhicule. Le glissement linguistique permet ainsi l’acceptation des idées et valeurs étrangères diamétralement opposées aux nôtres.
Ce glissement opéré par l’idéologie arabiste dans un cadre linguistique au XX° siècle, est passé au cadre lexical avec les islamistes messianiques du XXI° siècle. La majorité des médias se soumettent alors au lexique imposé ou propagé par les plateformes propagandistes du Hezbollah qui véhiculent le choix des termes, les expressions, les structures syntaxiques, ainsi que les catégories et les métaphores qui intègrent des cadres conceptuels étrangers. Ce langage orienté modifie les catégories mentales et agit sur la matrice cognitive.
L’ennemi de l’humanité
Cette forme de bouleversement de valeur est illustrée par George Orwell lorsque dans 1984, le régime impose, à la population, un changement brutal de l’ennemi héréditaire. Cette nouvelle vérité doit être immédiatement intégrée sans la moindre résistance, comme c’est le cas dans le monde réel pour les régimes baathistes, nasséristes, arabistes et islamistes. Cette définition de l’ennemi par le pouvoir est perçue, par Michel Foucault et Antonio Gramsci, comme une légitimation du contrôle de la société. C’est par ce subterfuge, devenu phobie, que le tribunal militaire terrorise la population libanaise.
Hannah Arendt note, à juste titre, que les régimes totalitaires déclarent par-dessus tout, l’ennemi désigné, comme un danger pour l’humanité entière. En transformant ainsi une cause nationale ou panarabiste en une cause dite de l’humanité, elle devient sacralisée, universelle, non discutable et non négociable. Toute remise en question de ce dogme rencontre une immédiate intimidation du récalcitrant contraint de se soumettre au diktat de la bien-pensance.
Il ne peut y avoir de libération réelle du Liban sans une libération des esprits. Au-delà des interrogatoires, des arrestations, des confiscations de passeports et de portables, des jugements en cour martiale, les véritables chaînes qui nous oppriment sont celles que nous nous imposons à nous-mêmes, tantôt par une autocensure coercitive, tantôt par la crainte de penser en dehors des conventions et des normes. Il n’y a aucune liberté pour un peuple qui se voit imposer l’ami et l’ennemi, et aucun espoir pour un peuple qui n’ose pas parler ouvertement de la paix.
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