De Soueïda à Hasbaya: l’âme druze sous tension
Des réunions entre dignitaires druzes et sunnites se sont tenues pour confirmer une volonté commune de préserver la paix civile. ©Katia Kahil

Alors que la province syrienne de Soueïda reste sous tension, après les affrontements sanglants de juillet, à Hasbaya, on continue de scruter de près la situation dans cette région. Dans cette partie du Liban-Sud, comme ailleurs, l’identité druze ne connaît ni frontière, ni distance.

Les habitants de Hasbaya ont vécu ce drame comme une tragédie intime, alors que le cheikh Akl druze, Sami Abi el-Mona, multipliait les appels à l’unité et à la sagesse.

Des familles du caza de Hasbaya sont en deuil, après avoir été des témoins impuissants des massacres de leurs proches.

La cousine de Em Nabil est mariée à un homme de Soueïda. La nouvelle est tombée comme un couperet: toute sa belle-famille a été décimée dans les récents affrontements entre les tribus de Bédouins et les druzes de la région. «C’est un deuil terrible, une blessure qui ne se refermera jamais», se lamente Em Nabil, la voix brisée. «Ma cousine est dévastée. Elle a tout perdu. Ce qui s’est passé là-bas, c’est comme si nous l’avions nous-mêmes vécu, ici, dans nos maisons. Leur sang est le nôtre.»

Les liens familiaux sont si étroitement tissés que presque chaque foyer du caza entretient des ramifications directes avec la Syrie. Ici, l’appartenance dépasse les frontières: elle est spirituelle, familiale, viscérale.

Chaque matin, le téléphone de cheikha Em Khalil, la soixantaine, sonne. «J’attends un signe de ma nièce, confie-t-elle, les yeux embués. Elle me dit juste ‘nous sommes vivants’, c’est tout ce que nous voulons savoir. Le reste, c’est du silence.»

Les récits de pénuries, de milices, de combats sporadiques, nourrissent une peur sourde.  

Les informations circulent à la vitesse de l’éclair, alimentées par les réseaux sociaux – souvent seules sources fiables – et les appels furtifs.

Les angoisses sont multiples: la sécurité des proches, le manque d’accès aux besoins vitaux, mais aussi la peur d’un déracinement forcé pour ces âmes viscéralement attachées à leur terre.

Solidarité discrète, mobilisation instinctive

Face à l’impuissance, la solidarité s’organise. Discrète mais résolue. «Nous avons collecté des médicaments, de l’argent, des vêtements. C’est peu, mais c’est notre manière de dire: nous sommes là», explique Rima, membre d’une association locale. Face à la menace qui pèse sur leurs coreligionnaires et loin des déclarations politiques, l’aide se matérialise par des gestes concrets. Des convois humanitaires informels, transportant vivres, médicaments essentiels, et même du carburant devenu rare à Soueïda, partent régulièrement vers la Syrie, bravant les dangers de la route et les points de contrôle.

«Nous faisons ce que nous pouvons, avec les moyens du bord», explique Abou Fadi, un entrepreneur local qui organise ces collectes avec une détermination silencieuse. «Ce n’est pas de la politique, c’est de la fraternité, une obligation de foi. Quand nos frères ont faim ou sont blessés, nous ne pouvons pas détourner les yeux, ni dormir paisiblement.»

Les dons viennent de tous les horizons, du simple villageois qui offre ses dernières réserves à la diaspora qui envoie des fonds. Les jeunes, souvent plus connectés aux réseaux sociaux, jouent un rôle clé dans la coordination et la collecte d’informations vitales. «Nous vérifions les besoins précis, nous trouvons les chemins les plus sûrs. C’est dangereux, mais nous le faisons pour nos familles», témoigne un jeune homme, le visage grave.

Le drame syrien ne s’arrête pas à la frontière: il transperce le quotidien. «Mon cousin est coincé là-bas. Il ne peut ni fuir, ni se battre. Nous nous préparions à assister à son mariage, mais, tout a été annulé», raconte Samer, le regard braqué sur les collines.

La solidarité ne se limite pas à l’aide matérielle. Des veillées de prières sont organisées. «C’est un devoir spirituel. La religion druze enseigne la fidélité à la communauté, surtout dans l’épreuve», rappelle cheikh Wissam Slika, figure religieuse de Hasbaya.

L’accueil des réfugiés syriens remis en question

L’écho des affrontements à Soueïda a brutalement fissuré le tissu social local. La présence de déplacés syriens, autrefois acceptée, est désormais soumise à une suspicion grandissante, nourrie par des images découvertes sur les réseaux sociaux.

Lorsque des vidéos commencent à circuler sur les réseaux sociaux montrant des Syriens, qui étaient jadis installés à Hasbaya, engagés dans des combats contre les druzes à Soueïda, la stupeur gagne la ville. L’émotion se mue en colère. «Nous avons reconnu des visages. Des gens que nous avions aidés et hébergés», murmure cheikh Walid, un habitant de Mimes, petit village proche de Hasbaya. «Aujourd’hui, on les voit lever les armes contre nos proches… C’est insupportable», s’exclame-t-il. Plusieurs familles syriennes ont quitté précipitamment Hasbaya et les villages voisins, craignant des représailles. Pour prévenir tout débordement, la municipalité a imposé un couvre-feu strict aux réfugiés syriens à partir de 20h. Une décision exceptionnelle et rare, toujours en vigueur, qui témoigne de la gravité de la situation et du désir de protéger la paix civile, qui reste une priorité.

«C’est une mesure nécessaire, bien que difficile», explique un responsable municipal. «La sécurité de nos habitants est primordiale. La tension est palpable.  Cette restriction de mouvement, aussi douloureuse soit-elle, est perçue par une grande partie de la population locale comme une réponse à une menace qui ronge de l’intérieur».

La fraternité comme rempart

L’été au Liban est synonyme de joie mais pas à Hasbaya, toujours en deuil. Les festivals emblématiques du caza ont été annulés. Les rires ont cédé la place à une journée de deuil décrété en solidarité avec les victimes de Soueïda.

À Bayada, village de la région, des cheikhs, des élus et des habitants ont organisé un rassemblement pour afficher leur unité. La doctrine druze de la «protection de la communauté» prend tout son sens, dans ce contexte tendu. «Il nous faut agir avec sagesse», affirme cheikh Wissam Slika, représentant du cheikh Akl dans la région de Hasbaya. «Être solidaires sans tomber dans la haine. Défendre les nôtres sans sombrer dans le rejet. La communauté druze ne survivra que si elle reste unie et lucide, ici comme là-bas», en référence à Soueïda. De même, le mufti de Hasbaya et Marjeyoun, cheikh Hassan Dali, a reçu une délégation du Rassemblement démocratique, conduite par le député Waël Abou Faour, à la maison de la Fatwa de Hasbaya et Marjeyoun. Les discussions ont porté sur diverses questions d’actualité. Les deux parties ont souligné l’importance de rejeter les conflits, et de travailler ensemble pour préserver la coexistence dans la région de Hasbaya et les villages du Arqoub. «Il existe une volonté réelle de maintenir le calme ici. Notre stabilité est notre trésor le plus précieux», insiste le mokhtar de Hebbarieh.

Une alerte silencieuse

Entre couvre-feux, départs discrets et craintes diffuses, le caza de Hasbaya vit une période d’alerte. Chaque nouvelle de Soueïda est scrutée, chaque rumeur analysée. Hasbaya est, aujourd’hui, un village sur ses gardes. L’hospitalité d’hier a cédé la place à une prudence inédite. Mais le message véhiculé résonne fort: la dignité et l’identité ne sont pas négociables.

 

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