Contrefaçon pharmaceutique: le Liban malade de ses remèdes
Le Liban paie le prix fort de la contrefaçon pharmaceutique. ©DR

Derrière les boîtes parfaitement scellées, l’étiquette brillante et le logo conforme, se cache parfois un vide. Ou pire: un danger. Au Liban, comme ailleurs, les médicaments contrefaits prolifèrent, alimentés par la crise, la corruption et le laxisme. Avec des conséquences qui peuvent être mortelles. Ici Beyrouth a enfilé sa blouse blanche pour essayer de s’y retrouver.

Il soigne, il soulage, il sauve. Ou du moins, c’est ce qu’on croit. Car tous les médicaments vendus au Liban ne sont pas ce qu’ils prétendent être.

De nombreux produits échappent aux contrôles: copies sans substance, ou composés de produits toxiques sous une apparence rassurante.

Un médicament presque comme les autres

La définition de l’OMS est sans appel: un médicament contrefait est «délibérément et frauduleusement étiqueté quant à son identité ou à sa source». Il peut contenir la bonne molécule, ou pas du tout. En quantité insuffisante, ou en surdose. Il peut être totalement inefficace, ou carrément dangereux.

Le Liban, vulnérable par défaut

Depuis des années, le Liban est identifié comme un pays particulièrement exposé à ce phénomène. Déjà en 2007, un rapport estimait que près de 10% des médicaments en circulation étaient falsifiés, soit dix fois la moyenne européenne. Le cadre législatif, bien ficelé en théorie, est affaibli par une mise en œuvre lacunaire et un manque de coordination.

Si des efforts ont été faits récemment – notamment des contrôles renforcés au port, à l’aéroport et sur certaines routes frontalières – un fonctionnaire du ministère de la Santé confie à Ici Beyrouth:

«La surveillance s’améliore, mais on n’est pas sortis de l’auberge. Les réseaux sont bien organisés, et ils échappent encore trop souvent à la surveillance.»

Zones franches, livraisons informelles, vente en ligne, absence de traçabilité… Autant de brèches qui alimentent un marché souterrain aussi opaque que juteux

Des pharmacies piégées ou complices

Dans les coulisses, certains pharmaciens se battent pour préserver l’éthique de leur métier. D’autres ferment les yeux – ou les ouvrent pour de mauvaises raisons. Un pharmacien propriétaire d’une grande officine à Beyrouth témoigne:

«En période de rupture de stock de certains médicaments très prisés, des groupes WhatsApp se remplissent de messages: ‘Il reste deux boîtes disponibles’, ‘j’ai reçu une livraison spéciale’… Plus grave encore: un jour, un homme est entré, le coffre de sa voiture rempli d’un antidiabétique à la mode, utilisé aussi pour la perte de poids. Ce produit était alors inexistant sur le marché. Sans respect de la chaîne du froid, sans facture. Rien.»

Un autre cas emblématique illustre l’ampleur du problème: le Mounjaro, médicament antidiabétique également prisé pour ses effets amaigrissants, était disponible sur le marché libanais plus de sept mois avant que l’importateur agréé ne reçoive l’autorisation de le distribuer. En clair, des milliers de patients ont eu accès à un produit contrefait, ou du moins non contrôlé, sans aucun suivi médical ni traçabilité.

Autre dérive récente: la revente de boîtes d’inhalateurs vides, achetées à bas prix pour être remplies manuellement, puis revendues comme neuves. À ce stade, on ne parle plus seulement d’escroquerie. On parle de mise en danger de la vie d’autrui.

Une industrie mondiale, un fléau local

Les médicaments falsifiés viennent de partout: Inde, Turquie, Égypte et, bien sûr, des zones de non-droit proches des frontières libanaises. Une usine située entre la Syrie et la Turquie est fréquemment citée dans les rapports non officiels. Des produits y seraient fabriqués, conditionnés, étiquetés avec des hologrammes copiés, puis envoyés dans toute la région.

Les circuits sont bien rodés. Les marges sont énormes. Et la probabilité de sanctions, quasi inexistante.

Des vies entre les mains du hasard

Ce qui rend ces médicaments si redoutables, ce n’est pas seulement leur efficacité douteuse. C’est leur invisibilité. Un comprimé identique à l’œil nu peut n’avoir rien de ce qu’il promet. Et dans le domaine de la santé, l’illusion peut tuer. En 2022, des analyses ont révélé que des ‘antibiotiques’ vendus à Beyrouth contenaient… de la farine. D’autres, des doses mortelles de fentanyl.

Les risques sont multiples, souvent sous-estimés par les consommateurs:

– L’inefficacité thérapeutique: le patient croit se soigner, mais son état se dégrade en silence.

– L’aggravation des pathologies chroniques, faute de traitement réel.

– La résistance antimicrobienne, notamment quand des antibiotiques sont sous-dosés ou inefficaces.

– La toxicité directe: solvants industriels, métaux lourds, substances cancérigènes ou neurotoxiques sont parfois utilisés comme agents de remplissage.

– La mort, purement et simplement: plusieurs cas documentés à travers le monde ont révélé des décès liés à de faux vaccins, de faux anticancéreux ou de fausses insulines.

Constat horrible:«Dr X., oncologue: ‘J’ai eu des patients dont l’état s’est aggravé à cause de faux anticancéreux. On ne le découvre qu’au stade terminal.»

L’éthique, dernier rempart

Pour A.K., pharmacienne à la retraite, le constat est sans appel: il est urgent de remettre l’humain au centre. «L’ordre des pharmaciens, les importateurs et le ministère doivent agir ensemble. Il faut faire des descentes surprises, sanctionner les coupables et former les jeunes pharmaciens à la vigilance.»

Elle alerte aussi sur les prix: «Le pharmacien a une marge officielle qui tourne autour de 22,5%. Si le prix est en dessous, posez-vous des questions.»

Les patients aussi ont leur rôle: vérifier l’hologramme, demander la facture, se méfier des bonnes affaires.

Ce que dit la loi… et ce qu’on en fait

Le Liban possède des textes juridiques clairs, notamment la loi 367 sur l’exercice de la pharmacie, qui prévoit des amendes et des peines de prison pour les fraudeurs. Mais, comme souvent, l’arsenal est peu appliqué. Les dossiers de contrefaçon dorment dans les tiroirs de la justice ordinaire, sans juridiction spécialisée.

Le rapport du Brand Protection Group plaide pour la création d’une autorité indépendante de régulation, à l’image de la FDA américaine ou de l’ANSM française. En attendant, c’est la vigilance du pharmacien, dernier maillon de la chaîne, qui fait office de rempart.

Des pistes concrètes, au-delà des bonnes intentions

Au-delà des discours sur la «volonté politique», certains professionnels de santé appellent à des mesures simples, concrètes et applicables à court terme. Pour M.H., pharmacologue et consultant en santé publique, «il est temps de sortir de la résignation». Il plaide pour une campagne nationale de sensibilisation du grand public, via les médias, les réseaux sociaux et les officines: «Il faut parler aux patients, pas seulement aux pharmaciens. On voit encore trop de gens acheter des médicaments dans un coffre de voiture ou sur Instagram, sans poser de questions.» Autre idée: l’instauration d’un QR code sur chaque boîte, vérifiable via une application mobile. Une solution déjà en place dans certains pays, qui permettrait une traçabilité basique sans bouleverser tout le système.

Enfin, une ligne d’alerte anonyme pourrait être mise en place pour signaler les produits suspects ou les pratiques douteuses, aussi bien par les pharmaciens que par les citoyens. «Un simple numéro WhatsApp, géré par l’Ordre des pharmaciens ou une ONG neutre, ferait déjà une énorme différence», conclut-il.

Et maintenant?

La contrefaçon ne touche pas que les médicaments dits «luxueux» ou chers. Elle s’attaque à tout: vaccins, anticancéreux, antidouleurs banals, traitements hormonaux, sprays inhalés. Aucun produit n’est à l’abri.

Aujourd’hui, des Libanais meurent deux fois: de leur maladie… et de leur remède. Entre l’inaction des autorités et l’appât du gain, la menace sanitaire est bien là. Une menace qui ne se voit pas, ne se sent pas, mais qui s’insinue jusque dans la main du malade. Et parfois, dans son dernier souffle.

 

 



 

 

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