
Derrière le faste et les flashes, ils veillent. Ils installent, conduisent, nettoient, accueillent. Invisibles, mais essentiels, ces petites mains sans qui Cannes ne tournerait pas. À l’arrière-scène du plus grand festival de cinéma au monde, une autre humanité s’affaire.
À Cannes, tout semble flotter. Robes spectaculaires, regards complices, projecteurs fébriles. Et pourtant, sous ce vernis lumineux, des centaines de silhouettes anonymes circulent en silence. Elles ne montent pas les marches et n’apparaissent dans aucune story Instagram. Mais sans elles, le tapis rouge ne serait qu’un simple tissu rouge.
Chaque jour, dès cinq heures du matin, les premiers camions arrivent. Ils livrent les glacières, les bouquets, les kilomètres de câbles, les éléments de décors temporaires, les équipements de sécurité. Ce sont des techniciens, des livreurs, des agents du nettoyage. Ils travaillent à contre-jour pour que les stars puissent briller en pleine lumière.
Ahmed est l’un d’eux. Il pose des barrières métalliques depuis dix ans, chaque mois de mai. Il connaît l’emplacement exact de chaque rambarde entre la rue d’Antibes et le Palais. Il sait comment régler l’angle d’un projecteur, lisser un tapis, faire taire une alarme intempestive. Et pourtant, chaque année, il entre par l’arrière, badge discret sur le gilet, loin des caméras.
Juste après, les équipes de sécurité prennent le relais. Elles inspectent les moindres recoins, vérifient les trappes d’aération, les dessous de scène, les conduits de climatisation. Tout doit être passé au peigne fin. Dans les couloirs sombres du Palais, un ballet d’agents en civil s’organise. Certains viennent de la police, d’autres d’agences privées. Ils ne sont pas là pour voir des films ni approcher les célébrités. Leur mission est d’éviter que le rêve ne dérape.
Pendant que les salles se remplissent, que les marches se font et se refont, un autre réseau s’active. Celui de l’hôtellerie. À Cannes, durant le festival, on compte un employé pour deux invités. Ce chiffre impressionne, mais il se comprend quand on mesure le niveau d’exigence. Des petits-déjeuners servis à l’aube aux valises portées jusque dans les chambres, chaque geste est minuté. Le personnel dort peu, parle plusieurs langues, garde le sourire même après minuit.
Des employés déroulent le tapis rouge sur les marches du Palais des Festivals, à la veille de la cérémonie d’ouverture de la 78e édition du Festival de Cannes, à Cannes, dans le sud-est de la France, le 13 mai 2025.©Bertrand GUAY / AFP
Gardiens du silence
Mais l’envers du décor ne se limite pas à l’intendance. Il y a aussi les chauffeurs. Ceux qui patientent, moteur allumé, téléphone à portée de main. Ils n’ont pas droit à l’erreur. Un retard ou une mauvaise adresse peut enrayer toute la mécanique. Certains transportent les stars, d’autres les membres du jury ou les attachés de presse. Ils ne posent pas de questions. Ils écoutent parfois des confidences, qu’ils ne répéteront jamais.
Jean, 62 ans, est chauffeur pour le festival depuis 2002. Il a conduit Sharon Stone, Timothée Chalamet, Agnès Varda. Il ne raconte rien, ou presque. Mais il se souvient de tout. Les coups de fil avant les tapis rouges, les larmes discrètes après une projection. «Cannes, dit-il, ce n’est pas que des paillettes. C’est aussi des corps fatigués et des gens qui doutent.»
Dans les cuisines des grands hôtels, le festival devient une haute saison placée sous tension. Les chefs veillent à la perfection, mais ce sont les commis, les plongeurs et les coursiers qui tiennent le rythme. Ils livrent, nettoient, préparent, recommencent. Aucun droit à l’erreur. Chaque assiette doit ressembler à une affiche. Là encore, invisibilité, mais exigence, toutes deux maximales.
Et puis il y a les hôtesses. Postées à l’entrée des projections, elles vérifient les invitations, accueillent avec tact. Elles connaissent les noms des VIP, les caprices d’agents, les visages des photographes, les lubies des habitués. En talons douze heures par jour, elles sourient à tout le monde, y compris aux passants pressés sans badge. C’est un métier éreintant, souvent méprisé, qui demande pourtant une parfaite maîtrise du protocole et des émotions.
Dans les coulisses des conférences de presse, d’autres mains s’activent. Monteurs son, assistants lumière, traducteurs simultanés, personnel de sécurité, hôtesses de presse. Tous doivent s’effacer. Ne pas apparaître. Être aussi efficaces que rapides et invisibles. Comme dans un film, ils sont les techniciens de l’ombre.
Ces travailleurs saisonniers, souvent précaires, parfois employés sous contrat journalier, forment la trame invisible du festival. Sans eux, aucune projection ne commencerait à l’heure, aucun décor ne tiendrait debout, aucun repas ne serait servi. Et pourtant, leur nom n’apparaît dans aucun générique. Ils sont aussi anonymes que remplaçables.
Certains ont décidé de prendre la parole cette année sur les réseaux sociaux, via des comptes anonymes. Ils évoquent les cadences infernales, les logements partagés à cinq dans des studios de Juan-les-Pins. Ils ne cherchent pas à dénoncer. Ils veulent simplement exister.
Cannes fascine par son luxe, mais repose sur une logistique militaire. Une véritable armée de métiers silencieux est mobilisée. Derrière chaque plan-séquence de montée des marches, il y a dix gestes invisibles qui l’ont rendu possible.
Les invisibles de Cannes ne demandent pas à monter sur scène. Ils ne réclament pas la lumière. Mais ils méritent de figurer, à leur manière, dans le générique. Sans eux, le festival ne serait qu’un écran vide.
Et si, cette année, on applaudissait aussi ceux qu’on ne voit jamais?
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