
Au Blue Hall d’Abou Dhabi, la percussionniste Kuniko Kato a offert un récital magistral de marimba, incarnant le dialogue Orient-Occident cher au Festival d’Abou Dhabi, dont l’édition 2025 célèbre l’harmonie entre cultures sous l’égide du Japon.
Abou Dhabi, Blue Hall, The Arts Center, le 14 avril 2025. Sous les voûtes épurées de cette salle située au cœur du campus de NYU Abu Dhabi, la 22e édition du Festival d’Abou Dhabi a offert ce soir-là bien plus qu’un simple concert. L’événement s’est ouvert sur une tonalité résolument culturelle et symbolique, là où la musique devenait un pont entre les civilisations, écho du thème fédérateur «Abou Dhabi – Un monde d’harmonie». Dans un silence recueilli, une complicité discrète unissait le public cosmopolite et l’artiste sur scène, illustrant d’emblée la mission que s’est donnée le festival, celle de célébrer l’universalité de l’art et favoriser le dialogue entre les cultures.
Fondé en 2004 par Huda Ibrahim al-Khamis-Kanoo, le Festival d’Abou Dhabi s’est imposé comme l’un des rendez-vous culturels majeurs du Moyen-Orient, rayonnant bien au-delà des Émirats. Visionnaire, sa fondatrice a toujours œuvré pour rapprocher les peuples par la musique et les arts, convaincue que ceux-ci sont un langage universel porteur de paix. «La 22e édition du Festival d’Abou Dhabi revient sous le thème inspirant ‘Abou Dhabi – Un monde d’harmonie’, unissant les peuples et les cultures par la musique et les arts», souligne Huda al-Khamis-Kanoo, résumant l’esprit de cette manifestation placée cette année sous le signe de la communauté et de l’ouverture.
Cette ambition se traduit par une programmation variée et de haut niveau, qui célèbre autant le patrimoine local que les échanges internationaux. En 2025, le Japon est à l’honneur, commémorant plus d’un demi-siècle d’amitié entre les Émirats arabes unis et l’archipel nippon. Le festival s’est ouvert dès février par un concert inaugural d’exception. Pour la première fois dans le monde arabe, le Nouvel orchestre philharmonique du Japon a illuminé la scène émirienne sous la direction du maestro Yutaka Sado.
Parallèlement, le festival s’illustre par des collaborations inédites avec de grandes institutions mondiales. Citons notamment l’Opéra national de Paris, avec qui le festival a coproduit une nouvelle mise en scène de Pelléas et Mélisande de Claude Debussy, confiée au metteur en scène Wajdi Mouawad et au chef Antonello Manacorda. Cette production marque une coopération historique entre le monde arabe et la France. Le festival accueille également l’ensemble de percussions japonais Kodo, qui a enthousiasmé le public le 8 avril avec ses tambours géants, tandis que les pianistes françaises Katia et Marielle Labèque se produiront le 16 avril.
Kuniko Kato, une artiste entre deux mondes
C’est dans ce contexte riche et dynamique qu’a eu lieu, le 14 avril au Blue Hall, le récital de la percussionniste japonaise Kuniko Kato. Seule sur scène face à son marimba, l’artiste a entraîné le public dans un voyage musical qui dépassait les époques et les frontières. Sa présence, à la fois discrète et intense, reflétait la rencontre de deux univers, celui de Jean-Sébastien Bach, figure majeure de la musique baroque occidentale, et celui d’Akira Miyoshi, compositeur japonais du XXe siècle, nourri des deux traditions. Le programme, intitulé «Bach to Contemporary», proposait un dialogue entre deux cultures et deux siècles.
Virtuose du marimba reconnue, Kuniko Kato s’est formée à Tokyo auprès de la célèbre Keiko Abe, grande figure de l’instrument qui l’a fait connaître sur la scène classique, avant de poursuivre ses études en Europe avec Robert Van Sice au Conservatoire de Rotterdam. Elle y devient la première percussionniste de l’histoire de l’établissement à obtenir un diplôme avec les honneurs. Lauréate du prestigieux prix Kranichsteiner à Darmstadt en 1996, elle attire rapidement l’attention du monde de la musique contemporaine. En 1997, elle enregistre le Concerto pour marimba de James Wood, puis publie en 1999 son premier album solo, To the Earth.
Au fil des années, Kuniko Kato s’est illustrée par ses projets originaux, marqués par une grande curiosité artistique. On la retrouve aussi bien dans le théâtre musical (The Pure Land, 2005) que dans les œuvres avec orchestre (Cassiopeia de Toru Takemitsu, 2006). En 2009 à Tokyo, elle crée Sound Space Experiment, un spectacle associant percussions et sons électroniques autour de Electric Counterpoint de Steve Reich. Cette affinité avec Reich aboutira à un disque de référence: Kuniko Plays Reich (2011), salué par la critique internationale.
Le marimba révélé, Bach réinventé
Instrument encore peu courant dans la musique classique, le marimba est au cœur du langage musical de Kuniko Kato. Avec ses longues lames de bois d’Honduras et ses tubes métalliques qui prolongent les sons, il produit des vibrations douces et profondes. Sous les quatre baguettes de l’artiste, il se transforme tour à tour en clavecin, cloche ou petit orchestre.
Kato ouvre son récital avec la Cinquième Suite pour violoncelle seul de Bach, qu’elle a elle-même adaptée pour marimba. Dès les premières notes du Prélude, à la structure ample et majestueuse, chaque arpège rebondit avec limpidité sur le bois. Les sons graves résonnent avec chaleur, presque comme ceux d’un orgue, tandis que Kato façonne la mélodie avec rigueur et sensibilité.
Dans l’Allemande, ses baguettes dessinent les lignes mélodiques avec précision et douceur, faisant oublier que l’instrument n’a pas d’archet tant le marimba semble chanter. À travers la Courante et la Sarabande, elle fait entendre une large gamme d’émotions, de la légèreté à la profondeur. Le public, très attentif, suit chaque geste de l’artiste, sensible aux nuances et aux variations. Les Gavottes et la Gigue finale laissent éclater une énergie joyeuse, les mains de Kato virevoltent dans un véritable ballet sonore.
Akira Miyoshi, une voix contemporaine du Japon
La deuxième partie du concert plonge dans l’univers moderne d’Akira Miyoshi (1933–2013), formé à Paris et influencé par la culture française et japonaise. Sa Conversation – Suite pour marimba est composée de cinq moments musicaux très expressifs, que Kato interprète avec beaucoup de sensibilité, rendant même les silences riches de sens. Dans Torse III, elle explore un style plus abstrait et structuré. Cette œuvre en quatre mouvements (Thèse, Chant, Commentaire, Synthèse) développe une idée musicale complexe que Kato rend très claire grâce à sa grande maîtrise, alternant frappes sèches, sons longs et silences bien placés. Ripple termine le programme sur une note paisible. Des sons isolés tombent comme des gouttes d’eau, produisant des ondes qui se déploient peu à peu. Kato accompagne cette musique de tout son corps, bougeant avec souplesse comme une danseuse.
Un moment au-delà de la virtuosité
Le récital de Kuniko Kato n’était pas seulement une démonstration de technique, même si son jeu est impressionnant. C’était une véritable expérience artistique et humaine. Tout au long du programme, un récit sans paroles s’est construit, franchissant les barrières de langue et de culture. Sa virtuosité servait avant tout l’émotion. Quand la dernière note s’est éteinte, un silence profond a flotté un instant, comme suspendu, avant que le public n’applaudisse longuement et chaleureusement.
Le concert de Kuniko Kato au Festival d’Abou Dhabi a pleinement incarné les valeurs artistiques et humaines de l’événement. En rapprochant Bach et Miyoshi, l’Orient et l’Occident, la tradition et la création, l’artiste a montré que l’harmonie naît de la diversité et de l’écoute. C’est cette conviction qui anime le festival depuis sa création, celle de faire du dialogue entre les cultures un chemin vers la paix et la beauté partagée. La prestation de Kuniko Kato s’inscrit dans cette démarche. Elle a offert à Abou Dhabi un moment unique de musique et de grâce, où, le temps d’une soirée, le monde a semblé uni – un monde d’harmonie.
Dans nos prochaines éditions d’Ici Beyrouth, en reportage spécial au Festival d’Abou Dhabi, découvrez l’entretien exclusif avec Huda Ibrahim al-Khamis-Kanoo, ainsi que notre présentation du concert très attendu des sœurs Katia et Marielle Labèque, qui promettent d’enchanter le public le 16 avril avec leur duo pianistique de renommée mondiale.
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