
À l’époque des liens virtuels immédiats, le “ghosting” s'impose comme une stratégie d’évitement relationnelle révélatrice de nos traumatismes primitifs et de nos mécanismes de défense inconscients face à la vulnérabilité émotionnelle.
Les anglicismes utilisés pour illustrer certains phénomènes observés dans les échanges virtuels présentent des sens surprenants. Bien loin de désigner un comportement banal, ils sont porteurs de significations qui nous informent de caractéristiques plus profondes sur leurs utilisateurs. Nous allons tenter de comprendre, cette semaine, ce qu’est le “ghosting” (fantomisation), qui partage, d’ailleurs, avec le “breadcrumbing”, des traits communs.
L’environnement numérique contemporain semble faciliter et peut-être même encourager ces types de conduite. La médiation des écrans dans nos interactions sociales crée une forme de désincarnation relationnelle qui facilite le ghosting comme d’autres agissements analogues. L'absence de contact physique et la distance psychologique inhérente aux communications numériques réduisent la perception de l'impact affectif de nos actions sur autrui. Cette distance permet une forme de régression infantile dans les interactions, l'individu s’autorisant à agir selon des impulsions immédiates sans considérer pleinement les conséquences émotionnelles sur l'autre. L'anonymat relatif et l'absence de rapprochement direct diminuent le sentiment de responsabilité, facilitant ainsi des comportements d'évitement tels que le ghosting.
Par ailleurs, on constate que la culture actuelle, caractérisée par l'immédiateté et la multiplicité des options relationnelles, favorise également ces phénomènes de disparition soudaine. Dans un environnement où les connexions sont nombreuses, mais souvent superficielles, l'investissement émotionnel peut sembler facultatif, voire superflu. Cette perspective transforme les relations en biens consommables où le désengagement sans explication devient une option acceptable face au malaise ou à la difficulté. La facilité technique de couper les liens sans répercussions sociales tangibles renforce cette tendance et crée un terrain fertile pour la normalisation du ghosting comme pratique relationnelle.
Qu’est-ce que le ghosting? Cette pratique désigne la réaction d’une personne qui interrompt brusquement toute communication, sans fournir d'explication, principalement dans le contexte des relations amoureuses ou amicales. Ce phénomène s'est considérablement amplifié avec l'essor des réseaux sociaux et des applications de rencontres en ligne, apparu au milieu des années 2000 et devenu, depuis, un comportement courant dans le milieu numérique. Ce qui distingue le ghosting d'une simple rupture de contact est l'absence totale d'explication et la soudaineté de la disparition. La personne “ghostée” se retrouve confrontée à une privation, sans comprendre ce qui a pu la motiver.
Pour saisir les mécanismes profonds du ghosting, nous pouvons formuler un certain nombre d’hypothèses. En premier lieu, nous pouvons supputer que les individus qui recourent au ghosting peuvent présenter des schémas d'attachement insécure, notamment de type évitant. Comme nous l’avons dit pour le breadcrumbing, leur peur de l'abandon ou de l'intimité affective devient si forte qu'ils préfèrent fuir plutôt que de supporter la complexité relationnelle. Cette stratégie d'évitement trouve ses racines dans les premières expériences familiales. Une personne ayant vécu des blessures d’abandon durant l'enfance pourra développer des mécanismes de protection qui se manifesteront plus tard par des pratiques comme le ghosting, reproduisant ainsi inconsciemment des schémas infantiles traumatiques.
À cette dimension de l'attachement s'ajoute un mobile fondamental qui sous-tend fréquemment le ghosting: la peur de la confrontation. Affronter une conversation pénible, exprimer un mécontentement ou mettre fin explicitement à une relation nécessitent une maturité affective que certains individus n'ont pu développer. Le ghosting devient alors une échappatoire commode pour éviter l'inconfort lié aux conflits interpersonnels. On peut aussi voir dans cette conduite un refoulement de la colère ou de l'agressivité: plutôt que d'exprimer directement leur contrariété ou leur frustration, les “ghosteurs” choisissent une forme d’attitude passive, sous-tendue par de l’agressivité, à travers leur silence et leur disparition.
En explorant plus profondément les dynamiques psychiques à l'œuvre, on découvre que la fuite caractéristique du “ghosteur” peut également être interprétée comme une stratégie pour camoufler son vrai soi. Dans une culture où l'image extérieure est primordiale, particulièrement sur les réseaux sociaux, les individus peuvent craindre de révéler leur vulnérabilité ou des aspects de leur personnalité dont ils auraient honte. Cette peur d'un investissement affectif qui conduirait à exposer ses fragilités pousse certaines personnes à couper court à toute relation qui menacerait de révéler ce qu'elles considèrent comme des faiblesses. Le ghosting devient alors un bouclier protecteur contre la vulnérabilité psychique, un rempart contre ce que le psychanalyste Donald Winnicott appelait la peur de l'effondrement – cette angoisse archaïque profonde liée à l'exposition de nos fragilités.
Cette dimension protectrice du ghosting nous conduit naturellement à considérer son rôle dans l’économie psychique. Le ghosting peut en effet être l'expression d'une blessure profonde dont la réouverture pourrait être vécue comme insupportable. Face à une relation qui réactive des traumatismes passés, certains individus préfèrent fuir plutôt que de risquer de revivre la douleur associée. Cette réaction est particulièrement présente chez les personnes ayant vécu des expériences infantiles traumatiques. Dans cette perspective, on peut comprendre le ghosting comme une tentative désespérée de préserver son intégrité psychique face à une menace perçue comme existentielle.
Pour la personne qui subit le ghosting, l'impact peut être profondément déstabilisant. Ce silence soudain et inexpliqué provoque généralement des sentiments intenses faits de confusion, de sentiment d’exclusion ou de rejet. L'absence d'explication laisse un vide que la personne ghostée tend à combler par des interprétations souvent auto-dépréciatives. “Qu'ai-je fait de mal?”, “suis-je si peu digne d'intérêt qu'on puisse disparaître sans même me l'annoncer?” Ces questionnements blessants révèlent comment le ghosting peut fragiliser la confiance en soi et réactiver des blessures narcissiques antérieures.
Plus inquiétant encore, cette expérience peut réveiller, comme nous l’avons dit, des traumatismes anciens d'abandon et fragiliser non seulement la confiance en soi, mais aussi la capacité à s'investir dans de futures relations. L'incertitude prolongée – la personne disparue ne supprimant pas toujours ses contacts virtuels – peut maintenir la personne ghostée dans un état d'attente pénible, une sorte d’enfer relationnel où l'espoir d'un retour coexiste avec la douleur de l'absence. Cette ambiguïté maintient la blessure ouverte et complique le processus de deuil de la relation.
Si l’on peut voir dans le ghosting une manière d’éviter temporairement le conflit affectif, il peut, à long terme, renforcer les schémas dysfonctionnels d'évitement et de fuite face aux inévitables difficultés relationnelles. Cette stratégie peut également alimenter un cycle d'isolement psychique où la personne, par peur de l'intimité ou du rejet, se prive d'expériences interpersonnelles potentiellement réparatrices et enrichissantes. Le ghosting devient alors un symptôme d'une difficulté plus profonde à établir des liaisons authentiques et à contenir la complexité émotionnelle inhérente aux relations humaines.
Comme avec le breadcrumbing, nous pouvons même observer, dans certains cas, que le recours répété au ghosting révèle parfois des traits narcissiques ou une forme de manipulation relationnelle. Pour certains individus, maintenir l'autre dans l'incertitude peut être une manière d'exercer un contrôle psychologique, une façon cruelle de préserver un lien tout en évitant l'engagement. Cette ambivalence entre désir de contrôle et peur de l'intimité caractérise certaines formes de ghosting et peut indiquer des problématiques relationnelles plus profondes.
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