Le corps fantasmé: quand l’image efface la femme 2/2
Et si le corps féminin n’était plus qu’un masque numérique? ©Shutterstock

Après avoir interrogé le regard porté sur le corps féminin, ce second volet explore la manière dont il est façonné, retouché et promu. Sur les écrans comme dans les esprits, il devient image à contrôler plutôt que chair à habiter.

Dans notre monde contemporain, le corps féminin est soumis à une pression constante. Il doit être lisse, tonique, jeune, désirable, mais pas vulgaire; mince, mais pas maladif; maternel, mais sans failles. Sur les réseaux sociaux, dans la publicité, dans les séries télévisées, un idéal s’impose: un corps qui se contrôle, qui se retouche, qui s’exhibe. L’idéal est désormais algorithmique: il se mesure en pixels, en filtres, en likes. Ce n’est plus le miroir qui fait trembler les jeunes filles, c’est l’écran numérique. Le culte de la minceur, du fitness, de la beauté retouchée s’impose comme une religion moderne. Mais derrière cette mise en scène de perfection se terre une souffrance sourde. De plus en plus de jeunes filles tombent dans les pièges des troubles alimentaires, des automutilations, des modifications corporelles à outrance. Leur corps devient un champ de bataille où se rejouent les tensions de l’époque: trop ou peu de liberté, pas assez d’ancrage, trop de visibilité, pas assez de lien.

Ce que ces corps expriment parfois à leur manière, ce n’est pas un simple mal-être passager. C’est une tentative, souvent désespérée, de reprendre la main sur une image imposée. Dans les cas extrêmes, comme nous l’avons vu dans les dénis de grossesse ou dans certaines formes de mutilation, le corps dit quelque chose que la parole ne peut pas formuler. Il devient messager d’un conflit intérieur, d’un traumatisme, d’un refus du monde. Ce sont les jeunes filles qui sont souvent les plus exposées. Elles grandissent dans un monde où leur corps est leur carte d’identité numérique. Et ce corps, elles l’ajustent en permanence: filtre après filtre, story après story, jusqu’à parfois ne plus le reconnaître. Le phénomène des troubles du comportement alimentaire, amplifié par les algorithmes de TikTok (le tristement célèbre #SkinnyTok), en est un symptôme criant: derrière la volonté de légèreté, il y a une angoisse existentielle. Une quête d’effacement.

Lors d’une conférence, la psychanalyste Geneviève Morel, autrice de La Loi de la mère et Les femmes et le sacrifice, s’interrogeait sur la difficulté contemporaine à se faire un corps à soi: «La femme d’aujourd’hui est sommée de se construire un corps qui corresponde à une image sociale idéale, mais en perdant en route toute sensation propre. Ce corps qui n’est plus habité mais exposé se rapproche de ce que j’appellerais un corps mort-vivant. Il faut que le corps paraisse, mais surtout pas qu’il dérange.» Car, à force de vouloir plaire, le corps féminin court le risque de se figer, de devenir une chose parmi d’autres dans l’étalage du monde, une marchandise embellie, mais désaffectée.

Comme souvent, nous trouvons dans les œuvres artistiques une approche de l’insaisissable du corps féminin. La littérature, la peinture, le cinéma offrent des espaces où cette énigme peut se dire autrement. Dans le célèbre Origine du monde de Gustave Courbet, le peintre nous expose frontalement un sexe de femme sans visage. Cette œuvre a scandalisé, elle a été censurée, dissimulée, réinterprétée. Car ce qui trouble, ce n’est pas tant ce qu’elle montre que ce qu’elle expose: une absence de discours, un silence absolu, une présence brute. Ce sexe-là n’est pas là pour séduire: il est là, c’est tout. Et cela suffit à déranger.

De même, dans le film Dix-Sept filles de Delphine et Muriel Coulin, une bande d’adolescentes d’une petite ville décident de tomber enceintes en même temps. Loin d’un caprice ou d’un scandale, leur geste exprime une quête de sens, de lien, de pouvoir sur leur propre destin. Elles utilisent leur corps comme une arme douce, une manière de reprendre la parole.

La psychanalyste Julia Kristeva a souvent dit que l’art offrait au féminin un lieu d’apparition possible. Dans un entretien publié dans Le Monde des Livres, elle affirmait: «Le corps féminin est un texte discontinu. Il a été déchiré, interdit, puis mythifié. L’écriture ou l’image permet parfois de recoudre ce tissu éclaté. Les femmes qui créent, ou qui lisent, retrouvent quelque chose de leur voix dans ces entre-deux.» Ce que Kristeva appelle «texte discontinu» est une proposition de réparation, une manière de dire que les femmes, par les mots ou les gestes artistiques, peuvent retrouver un espace pour sentir autrement, à l’écart des dictats du visible.

Dans une autre langue, celle du fil, du marbre, du latex, du textile, la sculptrice Louise Bourgeois explore, dans toute son œuvre, la chair du féminin comme surface d’inscription de la mémoire, du trauma et du désir. Son travail plastique, marqué par une enfance traversée de blessures, donne au corps féminin une voix silencieuse mais obsédante. Dans ses sculptures, souvent abstraites mais jamais froides, le corps apparaît morcelé, disloqué, agrandi, blessé. Il est parfois maternel, parfois monstrueux, toujours traversé. Femme maison, série iconique, montre des silhouettes féminines dont le buste est remplacé par une maison. Le corps est devenu habitat et prison. Il est enfermé dans les injonctions du rôle, dans la violence du foyer, dans la tâche de contenir. Chez Bourgeois, le corps est rarement érotisé au sens classique. Il est désirant, mais c’est un désir inquiet, suspendu, parfois douloureux. Il ne séduit pas, il dit. Ou plutôt: il écrit. Elle a d’ailleurs dit un jour: «Le corps est un journal intime. J’écris avec mes sculptures ce que je ne peux pas dire.»

Notre époque ne devrait pas seulement se soucier de la libération du corps féminin mais d’être à son écoute, d’accepter qu’il dise autre chose que ce qu’on attend de lui. Qu’il soit complexe, contradictoire, mouvant. D’accepter aussi qu’il ne rentre dans aucune case: ni celle de la mère idéale, ni celle de la muse, ni celle de la guerrière, ni celle de la victime. Le corps féminin s’écrit dans les creux, dans les rides et les imperfections, dans les ratures, dans les traces. Il ne s’agit pas d’effacer les différences entre les sexes, ni de nier les douleurs spécifiques que ce corps peut porter, mais de rendre à chaque femme la possibilité d’en faire un lieu d’invention, son propre territoire.

Laissons le mot de la fin à Jeanne Defontaine: «Réconcilier les femmes avec leur corps passe par la réintroduction du trouble. Il faut redonner droit au corps non parfait, au corps qui vieillit, qui pleure, qui saigne, qui ne performe pas. Car c’est dans cette vulnérabilité-là qu’une autre puissance peut surgir.»

Commentaires
  • Aucun commentaire