
Phénomène discret des relations contemporaines, l’icing, ou mise au froid, désigne ces liens que l’on ne rompt pas, mais que l’on suspend. Une présence intermittente, un désir sous cloche et la tendresse au ralenti de l’ère digitale.
L’anglicisme icing, littéralement «mise au froid», n’est pas seulement une trouvaille lexicale née des plateformes. Nous pouvons la considérer également comme une technique du lien. Ce n’est ni une rupture ni une absence franche, mais un gel contrôlé. L’icer garde l’autre en état de conservation au congélateur, disponible sans être présent. Le geste consiste à répondre sporadiquement, relancer pour ne pas perdre, puis raréfier à nouveau. En cela, l’icing n’appartient pas à la catégorie du ghosting (disparition fantomatique) dont nous avons parlé: il opère une économie subtile de la présence. Le lien demeure, mais refroidi. Le désir circule, mais au ralenti.
Freud nous donne un premier cadre pour lire ce phénomène. L’icing ressemble à une régulation anxieuse des excitations, qui facilite leur dosage pour ne pas s’exposer à l’angoisse de l’engagement ou à la détresse de la perte. L’objet aimé, le partenaire potentiel, sert de réservoir d’excitation que l’on ouvre et ferme selon la capacité de tolérance du moment. Le schéma freudien du «fort/da» (loin/là), ce jeu de l’enfant qui fait disparaître puis réapparaître l’objet symbolique, trouve, dans ce contexte, son actualité. L’icing est un « fort/da » digitalisé. Il est «fort» quand le message se raréfie, «da» quand la notification tombe enfin. La satisfaction n’est pas dans l’alliance, mais dans la maîtrise du retour. Et comme dans la compulsion de répétition, on rejoue l’expérience traumatique d’un lien instable, mais en en tenant les commandes: «Je t’éloigne, je te reviens, je te tiens.»
Lacan, pour sa part, nous apprend que le désir ne se confond jamais avec le besoin. Il naît d’un manque, articulé dans la demande adressée à l’autre. Or l’icing instrumentalise ce manque car, au lieu de répondre à la demande, il l’entretient en creux. On donne à l’autre juste assez de signifiants – un «coucou toi», un émoji à heure tardive, un like sur une story où l’on n’apparaît plus – pour relancer la machine du désir, sans jamais consentir à la rencontre qui pourrait la contenter.
Chez Winnicott, la pensée du holding (le maintien enveloppant de l’enfant) éclaire, par contraste, la logique de l’icing. Dans une relation suffisamment bonne, autrui fournit un environnement où l’expérience peut advenir sans effondrement, parce que l’autre se sent soutenu. Le temps partagé devient «espace potentiel». L’icing inverse ce holding. Plutôt que de soutenir, il suspend. On tient l’autre, oui, mais dans un filet froid, où l’on évite autant l’abandon que la vraie disponibilité. Le faux self winnicottien affleure: l’icer présente une version apparente de lui-même, drôle, léger, séduisant par intermittence, qui protège en réalité un noyau craintif ou accablé. Et du côté de la personne iced, se construit une adaptation: celle de s’aligner sur les tempos de l’autre, de se satisfaire de miettes.
Quelques scènes contemporaines suffisent à dire la grammaire de l’icing. Messages devenus idiomes: «Semaine de dingue, je reviens vers toi vite!» (puis silence), «On s’appelle ce week-end?» (appel jamais passé), «Tu me manques» (puis absence quinze jours), «Promis, après ce projet je suis à toi» (le projet ne finit jamais). Les plateformes offrent des outils de précision: réagir d’un cœur à un message vieux de trois semaines, «accidentellement» regarder une story, ou faire briller un point vert – signe d’une présence, mais sans adresse.
Pourquoi ce style relationnel s’impose-t-il? Parce qu’il sert plusieurs maîtres à la fois. Il protège d’abord de l’angoisse, car ne pas choisir, c’est ne pas accepter la perte. L’icing garde l’autre en tant qu’option, au cas où. Mais il sert aussi le fantasme de toute-puissance, celui d’être celui ou celle qui règle le contrôle du lien. Enfin, il se nourrit d’une économie d’attention algorithmique: l’intermittence est plus addictive que la constance. Une réponse immédiate s’épuise, un signe rare se magnifie. L’icing fait fructifier la rareté. À ce titre, s’il flirte avec la stratégie, il est souvent un symptôme: une manière de traiter le manque, de tenir à distance le risque de l’engagement, là où l’on pourrait trébucher sur sa propre vérité.
La psychanalyse sait que le symptôme est un langage. Ici, cette langue dit quelque chose de notre époque. D’abord, la fragmentation de l’identité, soutenue par des signaux plus que par des liens réels. Ensuite, la vitesse: le temps subjectif s’accorde mal avec le temps des plateformes. Enfin, tout devient réversible: la promesse, le lien, la présence. Quand tout est modulable, la fidélité devient étrangère. Or le désir, lui, n’aime pas la modulation infinie, il réclame une scène, un cadre et une adresse. L’icing, à force de différer, transforme la scène en couloir: on passe, on revient et on ne s’arrête pas.
Il convient aussi de penser le théâtre psychosocial. L’icing est un outil d’emprise. Celui qui gèle tient le pendule du lien. Or le pouvoir, en psychanalyse, est toujours fasciné par sa limite. Il ne sait où s’arrêter. L’icer multiplie les «presque» pour se rassurer – presque amoureux, presque disponible, presque engagé – et finit par être presque sujet. Il se dérobe à sa propre division, à l’inconnu de ce que la rencontre lui apporterait. Cette fuite devant la division se paie cher: par la lassitude, l’ennui et la pauvreté des affects. Car le froid, s’il préserve, ne nourrit pas. Beaucoup d’icers finissent vidés, car le gel, en conservant les aliments, en altère le goût.
Du côté de l’iced, la question est celle de la force du désir. À force d’être mis en réserve, on se réserve soi-même. On apprend à ne plus réclamer, à ne plus poser de questions. Le désir se plie, fait bonne figure, devient discret. Or le désir a besoin de voix. S’il n’est pas cri, il n’est pas non plus silence. Exprimer son désir n’est pas un simple caprice, c’est rendre possible la jonction. La psychanalyse, sur le divan, travaille à cela: faire advenir un sujet qui peut dire ce qu’il veut et entendre ce que l’autre veut. La mise au froid étouffe le langage, elle impose une langue des euphémismes. On s’envoie des bribes de présence, et l’on s’étonne de ne pas être présent.
Reste la dimension proprement contemporaine, celle de l’algorithme. Les plateformes optimisent le régime intermittent, elles récompensent le retour tardif, amplifient le moindre signe, affichent la «vue». C’est une sorte d’économie de la fatalité. Mais le lien, s’il suppose des temps forts et des temps faibles, requiert surtout des temps assumés. L’icing aime la collection d’objets mis en réserve, étiquetés, consultables. L’amour, l’amitié, eux, demandent qu’on quitte la chambre froide.
Pour conclure, nous pouvons dire que l’icing appauvrit la parole et affame la rencontre. Une relation ne se mesure pas au nombre de notifications, mais à la qualité d’un temps partagé. Quitter la mise au froid n’exige pas des déclarations flamboyantes; il suffit parfois d’une phrase claire («je suis là tel jour»), d’une réponse nette («oui/non»), d’un renoncement assumé («ce lien n’a pas lieu»). Cela paraît peu. C’est déjà pas mal. L’amour n’est pas un congélateur, mais une cuisine vivante. Et pour cuisiner, il faut du feu, quitte à risquer de se brûler, ou de découvrir enfin le goût.
Les néologismes numériques: entre langage courant et inconscient
Doomscrolling, benching, orbiting, love bombing… Ces termes, nés sur le Web, ont glissé dans le langage courant et s’imposent comme une grammaire affective inédite. On dit désormais: «Le soir, au lieu de dormir, je doomscrolle les infos, c’est addictif», pour décrire l’irrésistible besoin de faire défiler des nouvelles anxiogènes. On bench sa copine sans s’engager, on orbite un ami en restant à distance, on subit un love bombing suivi d’un silence brutal.
Ces mots ne sont pas de simples outils; ils cristallisent les symptômes d’une époque où le désir se segmente, la peur du lien se met en scène, l’attente se performe. Ils dévoilent les stratégies de l’évitement, le manque, l’intermittence du désir. Le symptôme, aujourd’hui, s’écrit à coups de hashtags et se partage, prêt à devenir viral.
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