À travers l’affaire Lola, la France regarde son propre gouffre : celui d’une violence sans nom, d’une société sidérée, et du mystère obscur d’un être humain devenu l’énigme centrale d’un procès sans consolation. Chronique d’une tragédie, et portrait d’une tueuse sans remords.
Le meurtre de Lola est un crime qui n’appelle pas de mots, une douleur qui refuse la consolation du langage. L’affaire Lola, ce prénom désormais gravé dans les mémoires, est un récit qui sidère, une histoire où l’on ne sait que faire de sa propre colère, de sa propre impuissance, face à la barbarie nue. À douze ans, Lola Daviet, petite fille vive au visage d’ange, a rencontré la mort la plus absurde et la plus cruelle, un vendredi d’octobre 2022 dans un immeuble paisible du XIXᵉ arrondissement de Paris. Sa famille, son quartier, et bientôt tout un pays, plongent alors dans un deuil impossible, traversé de stupeur et de questions sans réponse.
Ce n’est pas seulement l’horreur du meurtre, viol, torture, asphyxie, le corps de l’enfant retrouvé plié dans une malle, qui fait basculer la France dans le malaise. C’est aussi la rencontre brutale avec un mal sans visage, ou plutôt, un mal à visage humain. Celui de Dahbia Benkired, 27 ans, silhouette ordinaire, histoire chaotique, mais dont la personnalité semble défier tout repère, toute empathie. À la barre, les experts psychiatres défilent: ce sont eux qui, au fil du procès, tenteront de nommer l’indicible, de donner sens à ce qui n’en a pas.

Lola Daviet a été enlevée, torturée et tuée dans l’immeuble où elle vivait, situé rue Manin, 75019 Paris. Au milieu de la photo, on aperçoit la tueuse, Dahbia Benkired.© DR
Dahbia Benkired, un mal à visage humain
Le 24 octobre 2025, le verdict tombe. La Cour d’assises de Paris condamne Dahbia Benkired à la réclusion criminelle à perpétuité incompressible - une première pour une femme en France. À travers la sentence, c’est moins la justice que l’on cherche, que l’ultime tentative d’inscrire un sens, une limite, face à l’inacceptable. Car ici, même le rituel judiciaire semble désemparé. Le crime est trop violent, le remords totalement absent et la compréhension impossible.
«Cet acte inimaginable, on serait rassuré de se dire qu’il a été commis par un fou». Cette phrase, le président de la cour la lance au docteur comme un espoir rationnel d’expliquer l’insoutenable qui empeste la salle d’audience depuis six jours. «Malheureusement, il existe des personnes qui n’ont pas de troubles mentaux et qui vont commettre ce genre d’actes. Sans que ça relève de la psychose ou de la décompensation maniaque ou de la schizophrénie», répond, implacable, l’experte à la barre.
Depuis le crime abominable commis il y a trois ans, psychologues et psychiatres se sont succédé pour tenter de déchiffrer l’énigme Dahbia Benkired : un psychologue, trois psychiatres mandatés par le juge d’instruction, mais aussi les praticiens de la maison d’arrêt de Fresnes et de l’Unité pour malades difficiles de Villejuif. Tous le disent à l’unisson : «aucun trouble psychique ou neuropsychique n’a altéré ou aboli le discernement de Dahbia Benkired au moment des faits». La jeune femme apathique dans son box est responsable du pire.

Les avocats de la défense Alexandre Valois (à gauche) et Lucile Bertier s’adressant à la presse devant le tribunal à Paris, le 24 octobre 2025. © Louis SIBILLE / AFPTV / AFP
Une personnalité inquiétante
Certes, l’accusée raconte des «bizarreries» lors de ses entretiens. Elle parle du cosmos, de Dieu. Mais «en aucun cas ce n’est lié à un état délirant», assure la psychiatre. Ces déclarations baroques feraient partie des capacités «manipulatoires» de Dahbia Benkired: l’une des multiples faces de sa personnalité «extrêmement inquiétante d’un point de vue criminologique».
Le psychologue Nicolas Estano et la psychiatre Karine Jean ont d’ailleurs tenté d’évaluer si l’accusée relevait de la psychopathie. «Il s’agit de la concomitance de la personnalité narcissique et antisociale», indique l’experte. La sphère émotionnelle est étudiée, ainsi que la sphère antisociale. Froideur, absence d’empathie, déresponsabilisation : Dahbia Benkired coche la quasi-totalité de ces cases. «Il y a une haute tendance», affirme la psychiatre.
Si l’accusée possède un intellect «dans la normale», son discours où les sujets s’enchaînent sans profondeur, frustre les psychiatres. «Lorsque l’on sortait des entretiens, on avait la satisfaction d’avoir pu parler, mais un sentiment de malaise, car on a discuté longuement, mais on n’a rien retenu», affirme la psychiatre, évoquant aussi avoir ressenti, pour la première fois en quinze ans de carrière, «une paralysie de la pensée» après ces rencontres avec l’accusée.
Ces conversations creuses font écho aux longues heures d’échanges entre le prétoire et Dahbia Benkired. Elle reconnaît les faits, mais livre peu de détail sur le meurtre de l’adolescente.
Les psychiatres évoquent aussi le rapport «mégalomaniaque» que Dahbia Benkired entretient avec elle-même et ses actes. «Nous lui avons demandé si elle avait déjà eu affaire avec la justice. Elle nous a renvoyé vers les médias pour tout savoir sur son compte. Elle paraîtra frustrée de ne pas avoir suscité l’intérêt qu’elle attendait», relate Karine Jean. «Vous avez indiqué qu’elle se nourrirait du fait qu’on parle d’elle. Ce procès pourrait nourrir son narcissisme?», demande une avocate des parties civiles au second psychiatre interrogé. «C’est à craindre», confirme le praticien.
Habitués à l’expertise des criminels, les psychiatres ont toutefois été déroutés par le profil atypique de cette tueuse d’enfant de 27 ans. «Mes collègues et moi n’avions jamais vu ça», indique Karine Jean. De Jeanne Weber à Monique Olivier, le faible nombre de femmes infanticides a ainsi rendu l’analyse compliquée: «Il y a peu de littérature scientifique à ce sujet. Il est aussi difficile d’avoir un recul par rapport aux femmes qui commettent ce type d’acte, car je ne connais pas d’actes similaires», poursuit la praticienne interrogée par l’avocat général à ce sujet.

Delphine Daviet (à droite), la mère de Lola, et Thibault, le frère de Lola, s’enlaçant alors qu’ils s’adressent à la presse devant le tribunal à Paris, le 24 octobre 2025. © Louis SIBILLE / AFPTV / AFP
Un crime au nom de quoi?
Ce procès est un miroir tendu à la société française, à sa capacité d’affronter ce qui la blesse au plus intime. L’affaire a été récupérée, instrumentalisée, brandie en étendard par certains politiques qui y voient la preuve d’un «laxisme migratoire», d’une faillite de l’État. Oui, Dahbia Benkired était en situation irrégulière, sous le coup d’une obligation de quitter le territoire. Mais derrière le scandale institutionnel, il reste une réalité plus crue: la tragédie humaine, l’effondrement d’une existence et la destruction d’une autre. Au nom de quoi? Au nom de rien.
La justice fait son œuvre, mais il ne reste que l’explication n’adviendra pas. «Le mobile exact restera probablement à jamais obscur», écrivait déjà Le Monde un an après le meurtre. Peut-être faut-il s’en accommoder, dans une époque qui réclame des réponses, des coupables, du sens surtout – mais où parfois, il n’y en a pas.
Il reste la douleur de la famille, que rien ne console. Il reste l’émotion, la colère, la peur, que rien n’apaise. Il reste, aussi, cette faille: la possibilité du mal sans cause, sans folie, sans explication. Dahbia Benkired incarne cette zone grise où la monstruosité ne relève ni de la maladie, ni de la misère, mais d’un mystère humain qui persiste.
À la fin du procès, une évidence s’impose: la justice ne rend pas la vie, et la société ne saura jamais vraiment comment se protéger de ce qui, parfois, surgit du cœur même de l’humain.
Crime atroce sans remords: l’éclairage du psychanalyste David Sahyoun
Lorsqu’un individu apparemment «normal» commet un crime atroce, il faut penser l’acte comme le point de condensation de plusieurs dynamiques inconscientes qui se nouent et se défont. Le sujet n’est pas nécessairement fou au sens clinique, il peut fonctionner socialement, maintenir une façade de normalité, mais être traversé par des tensions psychiques qui, faute de symbolisation, se déchargent dans l’acte criminel.
Car ce qui est refoulé en nous ne disparaît jamais. Il revient, parfois de manière explosive, lorsque nos défenses échouent, sous forme d’un passage à l’acte, par exemple. Mais ce retour d’un refoulé pulsionnel est souvent lié à la structure d’un Surmoi tyrannique, exigeant du sujet une punition. Le crime devient alors paradoxalement une obéissance à cette voix intérieure, une manière de satisfaire une culpabilité inconsciente en s’exposant à la sanction.
Dans le crime atroce qui a été commis, il y a rupture avec l’Autre. Autrement dit, le langage ne parvient plus à contenir une jouissance mortifère, et le sujet, débordé, expulse cette charge insupportable dans un geste radical. Ce n’est pas la folie délirante, mais une exclusion ponctuelle du sens. L’acte vient alors combler le vide laissé par l’impossibilité de symboliser. Le crime n’est pas, alors, motivé par un mobile explicite, mais par la compulsion à répéter une expérience limite, souvent enracinée dans des traumatismes précoces ou des humiliations qui n’ont jamais trouvé de traduction symbolique. Ce crime n’est pas seulement l’expression d’une pulsion destructrice, mais aussi une manière de traiter une impasse psychique et symbolique, une solution extrême à une tension que ni la parole ni la pensée ne parviennent plus à contenir.
L’absence de remords s’inscrit dans cette même logique, celle d’un Surmoi si cruel qu’il pousse le sujet à agir sans qu’aucun affect de repentir ne puisse émerger. Dans certains cas, le Surmoi est tellement archaïque et persécuteur qu’il ne laisse pas de place à la culpabilité consciente et, dans ce cas, le sujet agit sous sa contrainte, sans se vivre comme responsable.
La présence d’un remords suppose que l’acte commis s’inscrit dans un registre symbolique, représentable pour le sujet, c'est-à-dire reconnu comme transgression d’une loi. Or, dans certains passages à l’acte, l’acte n’est pas vécu comme une transgression, mais comme une expulsion hors du champ de la parole. Dans ce cas, il n’y a pas de place au remords puisque l’acte n’a pas été subjectivé.
On peut aussi penser l’absence de remords comme une défense contre l’effondrement psychique. Éprouver la culpabilité impliquerait de reconnaître la gravité de l’acte et d’en assumer la responsabilité, ce qui pourrait être insoutenable pour le sujet. Le déni, l’indifférence ou la froideur apparente fonctionnent alors comme des mécanismes de survie psychique, protégeant le sujet de l’angoisse en se coupant de l’affect.
Enfin, dans certaines organisations de personnalité à dominante narcissique ou psychopathologique, l’autre n’est pas reconnu comme sujet, mais réduit à un objet disposable. Dans ce cas, le meurtre n’est pas vécu comme atteinte à un semblable, mais comme un geste sans véritable poids symbolique. L’absence de remords traduit alors une carence fondamentale dans la capacité d’empathie et d’identification.




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