Sida, sur les pas d’un grand scandale scientifique (2/2)
Luc Montagnier (à gauche), chercheur français et lauréat du Prix Nobel en 2008 pour sa découverte du VIH, et Ara Hovanessian, chercheur libano-français, dans les nouveaux locaux de ce dernier, au sein de l'unité de Montagnier à l'Institut Pasteur, en 1985. ©Collection Ara Hovanessian

Dans la seconde partie de ce diptyque scientifique, Ici Beyrouth revient sur la rivalité entre Luc Montagnier et Robert Gallo, qui s’intensifie lorsque ce dernier annonce, en avril 1984, avoir découvert le virus responsable du sida, sans mentionner les résultats publiés, en mai 1983, par l’Institut Pasteur ni le virus qu’il avait “emprunté” de Montagnier. La guerre des brevets s'enflamme alors, alimentée par des accusations de fraude et de manipulation des données, tandis que la paternité de cette découverte capitale devient un sujet de controverse à l'échelle mondiale. Derrière cette bataille pour la reconnaissance se cachent des enjeux politiques et scientifiques majeurs, dont l’issue marquera l’histoire de la médecine.

À la fin du XXe siècle, le sida, jusqu’alors inconnu, se propage rapidement, plongeant le monde dans une urgence sanitaire sans précédent. Les chercheurs s’activent pour élucider les causes de cette pathologie mystérieuse. En mai 1983, Luc Montagnier et son équipe de l’Institut Pasteur à Paris publient, dans Science, un article dans lequel ils annoncent avoir isolé un rétrovirus, le VIH-1 (virus de l'immunodéficience humaine de type 1), selon la nomenclature actuelle, chez un patient atteint du sida. Ils le baptisent à l’époque LAV (lymphadenopathy-associated virus ou virus associé à la lymphadénopathie). À la suite de leur publication, ils déposent une demande de brevet européen pour un test sanguin de diagnostic de l'infection par le VIH-1, qui est rapidement acceptée. Ils soumettent également une demande de brevet aux États-Unis, qui reste en suspens dans les tiroirs, avant d'être finalement rejetée.

Entre-temps, de l’autre côté de l’Atlantique, Robert Gallo mène des recherches parallèles. Il sollicite l’Institut Pasteur pour obtenir un échantillon du LAV nouvellement isolé afin de “le comparer à ceux qu’il a lui-même isolés”. Une demande à laquelle Montagnier répond favorablement, dans un souci d’éthique scientifique.

Guerre des brevets

Le véritable point de friction survient le 23 avril 1984 lorsque Gallo, avec Margaret Heckler, alors secrétaire à la Santé et aux Services sociaux des États-Unis, annonce que son équipe a découvert le virus responsable du sida – que les Américains ont nommé HTLV-III (human T-lymphotropic virus type III ou virus T-lymphotrope humain de type 3), et qu'un test sanguin commercial pour le sida sera bientôt disponible. Au cours de cette conférence de presse, le chercheur américain ne fait aucune mention de Montagnier, bien que l'article de ce dernier ait été publié un an plus tôt. “Gallo et le gouvernement américain ont simplement tenté de chasser Montagnier et le gouvernement français de la compétition”, a déclaré le professeur Udayhumar Ranga, un chercheur indien de renom, dans un article publié, en 2009, dans Resonance. À la suite de sa conférence de presse, Gallo publie ses résultats, le 4 mai 1984, également dans Science. Et parallèlement, il dépose une demande de brevet américain, laquelle est aussitôt approuvée.

Règlement à l’amiable

“L’Institut Pasteur, titulaire de la demande de brevet de Luc Montagnier, a contesté le brevet américain devant les tribunaux, raconte le professeur Ara Hovanessian, éminent chercheur au sein de l’unité de recherche de Montagnier. En défense, Gallo n’a pas nié que Montagnier a été le premier à identifier le virus, mais il a affirmé que c’était lui qui avait établi le lien entre le VIH et le sida, et que cette démonstration reposait sur un virus isolé de manière indépendante dans son propre laboratoire.” Le premier différend entre les deux scientifiques est alors résolu par un règlement à l’amiable, sous la médiation de Jonas Salk, scientifique américain, célèbre pour avoir développé le premier vaccin contre la poliomyélite. Finalement, le brevet de l’Institut Pasteur est validé par l’Office américain des brevets.

Cependant, bien que le conflit semble apaisé, la braise sous les cendres continue de consumer les relations entre l'Institut Pasteur et le National Cancer Institute (NCI), et ce jusqu’en 1987. En cette année, une rencontre très médiatisée a lieu entre Jacques Chirac, alors Premier ministre français, et Ronald Reagan, président des États-Unis. Lors de cette réunion, ils annoncent que le mérite de l'identification du virus sera partagé entre les deux scientifiques. “Les deux camps en guerre parviennent à un accord pour partager équitablement les royalties (redevances versées au titulaire d'un droit de propriété intellectuelle en échange de l'exploitation de ce droit, ndlr) des brevets. Il y eut enfin la paix, mais seulement pour un temps”, explique le professeur Ara Hovanessian, ancien directeur de recherche au CNRS de France.

Odeur de fraude

Après les publications des groupes de Montagnier et de Gallo, la recherche sur le VIH est devenue un domaine d’étude central dans de nombreux laboratoires à travers le monde. En conséquence, un plus grand nombre de VIH-1 provenant de patients atteints du sida ont été isolés et séquencés. “Il a été observé que la majorité des virus isolés chez différents patients présentaient des différences génétiques allant de 6 à 20%, en raison de la remarquable capacité du virus à muter”, explique le chercheur libano-français, en soulignant que les souches virales isolées d’un même individu pouvaient montrer une diversité génétique importante au fil du temps. Cela est dû aux mutations, c’est-à-dire des erreurs génétiques, introduites par une enzyme clé – la transcriptase inverse – du VIH lors d’une étape importante du cycle viral: la conversion de l'ARN en ADN. Ces mutations peuvent ainsi produire de nouvelles particules virales capables d’échapper au système immunitaire, ce qui favorise l'infection.

“De façon surprenante, le VIH isolé par Gallo chez un patient américain présentait moins de 2% de différence avec celui isolé par Montagnier chez un patient français. Dès lors, de nombreux chercheurs ont commencé à soutenir l'idée que le virus isolé par Gallo était en réalité le virus français, que Montagnier lui avait envoyé en 1983”, poursuit le professeur Hovanessian, sans la moindre ironie et avec la rigueur propre à un chercheur. De surcroît, l'un des chercheurs du laboratoire américain, responsable de la microscopie électronique, et dont le nom n’a (bizarrement) pas été cité dans le brevet de la NCI, publie une photocopie de son carnet de laboratoire. Celle-ci montre l'image du virus isolé par Gallo, accompagnée de la légende: “Très similaire au virus Pasteur”. Selon Hovanessian, il semblerait que “Gallo avait l'habitude de vérifier les carnets de laboratoire des différents chercheurs durant la nuit”. Lorsqu'il découvre ce commentaire, il y ajoute, de sa propre main: “Vous devez plaisanter.”

Faute professionnelle

“Afin d'apaiser les tensions, l'administration des National Institutes of Health (NIH) décide de mener une enquête, confiée à des comités composés de scientifiques internes. Comme on pouvait s'y attendre, ces comités agissaient dans le seul but de protéger Gallo et les intérêts américains”, fait remarquer Ara Hovanessian. La situation devient encore plus critique lorsque le Chicago Tribune publie un article détaillé de John Crewdson, mettant en question l’éventuelle appropriation du virus par le laboratoire de Gallo au détriment des chercheurs français. En 1989, après avoir examiné les carnets de laboratoire du laboratoire de Gallo et interrogé de nombreuses personnes impliquées dans les travaux, un comité de l'Office of Scientific Integrity conclut que Gallo était effectivement coupable de faute professionnelle.

Toutefois, quatre ans plus tard, en 1993, les accusations à son encontre seront allégées. “Gallo a prétexté, de manière directe ou indirecte, qu'il s'agissait simplement d'une contamination de leur culture par le virus Pasteur, étant donné que dans son laboratoire, les chercheurs travaillaient simultanément avec le virus isolé par Gallo et le virus Pasteur”, remarque le chercheur libano-français, visiblement choqué par cette explication, une telle contamination étant impossible dans un laboratoire de renom qui suit une démarche d’assurance qualité aussi pointue. L'accord de 1987 entre l'Institut Pasteur et le NCI/NIH est modifié en 1994, attribuant à la France une part plus importante des royalties des brevets liés aux tests sanguins du VIH-1. “Avec ce nouvel accord, les NIH ont officiellement reconnu que le kit de test qu'ils avaient développé repose sur le virus fourni par l'Institut Pasteur”, précise le professeur Hovanessian.

Répartition plus “juste”

L'accord de 1987 attribuait un quart des royalties totales à la World AIDS Foundation (WAF), qui finance la recherche et l'éducation sur le sida dans les pays en développement, et divisait le reste également entre la France et les États-Unis. Le nouvel accord de 1994 attribue à la France la moitié des royalties totales, et les États-Unis ainsi que la WAF un quart chacun. En conséquence, cet accord met fin au différend entre l'Institut Pasteur et les NIH concernant les royalties. Cependant, il ne résout pas la question de savoir si l'équipe de recherche des NIH, dirigée par Robert Gallo, a détourné le virus français de manière accidentelle ou délibérée. Luc Montagnier, quant à lui, sera récompensé du prix Nobel de médecine en 2008 (aux côtés de la virologue française Françoise Barré-Sinoussi), sans que Gallo ne reçoive le moindre crédit. L’Histoire aurait ainsi tranché.

 

En 1985, des chercheurs de l’Institut Pasteur, au sein de l'unité dirigée par Luc Montagnier, ont isolé et caractérisé le VIH de type 2 (VIH-2). Contrairement au VIH-1, ce dernier est génétiquement proche du virus de l'immunodéficience simienne (SIV), suggérant pour la première fois une origine simienne du VIH. Le VIH-2 est principalement présent en Afrique de l'Ouest et se transmet de manière similaire au VIH-1, bien qu'il soit généralement moins agressif et entraîne des symptômes plus tardifs. L'équipe d'Ara Hovanessian a développé un test de diagnostic différentiel permettant de distinguer le VIH-1 du VIH-2. Les brevets relatifs au VIH-2 ont été déposés exclusivement par l’Institut Pasteur.
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