Sida, sur les pas d’un grand scandale scientifique (1/2)
Luc Montagnier (à gauche), chercheur français et lauréat du Prix Nobel 2008 pour sa découverte du VIH, et Ara Hovanessian, chercheur libano-français, dans la résidence de ce dernier, à Paris, en 1995. ©Collection Ara Hovanessian

Le premier volet de ce diptyque retrace les débuts dramatiques de l'épidémie de Sida, un bouleversement sanitaire mondial qui commence en 1981 avec la publication du premier rapport sur une maladie encore inconnue. Alors que les chercheurs se lancent dans une course effrénée pour en identifier la cause, des tensions éclatent entre scientifiques, marquant le début d'une longue bataille pour la paternité de cette découverte.

Au début des années 1980, une maladie jusque-là inconnue fait son apparition, annonçant un bouleversement sans précédent dans l’histoire de la santé publique mondiale. Tout commence le 5 juin 1981, avec la publication dans le Morbidity and Mortality Weekly Report (MMWR) des Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) d’un article intitulé Pneumocystis Pneumonia – Los Angeles (Pneumonie à Pneumocystis à Los Angeles). Ce rapport décrit une infection pulmonaire rare – généralement bénigne chez les adultes en bonne santé – qui a touché cinq hommes homosexuels dans la ville californienne.

Entre octobre 1980 et mai 1981, ces patients sont admis dans trois hôpitaux de la ville, présentant diverses infections opportunistes. L’un d’eux a survécu à un lymphome de Hodgkin, un cancer auquel les personnes séropositives sont particulièrement vulnérables. Deux des patients sont déjà décédés au moment de la publication, et les trois autres succomberont peu après. Les auteurs du rapport évoquent la possibilité d’un déficit immunitaire cellulaire. Le lien précis entre ces infections et cette défaillance immunitaire demeure toutefois incertain.

Bien que des infections opportunistes rares aient déjà été observées chez certains hommes homosexuels dans des villes américaines côtières, cette publication constitue la première reconnaissance officielle d’une maladie qui sera plus tard identifiée sous le nom de syndrome de l’immunodéficience acquise (ou Sida). Elle marque aussi (et surtout) le début d'une prise de conscience institutionnelle face à une épidémie qui va redéfinir les enjeux sanitaires et sociaux des décennies suivantes.

Inaction politique

Dans les mois qui suivent, la maladie se propage rapidement, touchant particulièrement des populations marginalisées, notamment les homosexuels, les toxicomanes et les hémophiles. En décembre 1981, 337 cas de déficience immunitaire sévère sont recensés. Le CDC estime, cependant, qu'environ 42.000 personnes étaient séropositives sans le savoir à l'époque. L’inaction politique et la stigmatisation sociale aggravent encore plus la crise. À mesure que la maladie progresse et se propage dans d’autres sociétés, il devient évident qu'un agent infectieux, jusque-là inconnu, est responsable de cette épidémie. Conscients de l'urgence sanitaire, les chercheurs se lancent dans une course effrénée pour identifier la cause de la maladie et mettre au point des stratégies visant à contenir, ou du moins limiter, sa propagation. Dans cette quête, deux équipes se font particulièrement remarquer: celle dirigée par le Français Luc Montagnier, à l’Institut Pasteur à Paris, et celle de l’Américain Robert Gallo, au National Cancer Institute (NCI) qui fait partie du NIH (National Institutes of Health), situé à Bethesda, dans la région métropolitaine de Washington.

Premier pas majeur

“Après mon doctorat au King’s College de Londres, j’ai rejoint l’Institut Pasteur en tant que chercheur postdoctoral dans l’unité de Luc Montagnier”, raconte Ara Hovanessian, ancien directeur de recherche libanais au CNRS de France, dans un entretien exclusif accordé à Ici Beyrouth. “Le professeur Montagnier était un remarquable chercheur en virologie et biologie cellulaire. Fort de ma formation en biochimie, j’ai intégré son équipe pour apporter les compétences et techniques nécessaires à l’avancement de nos recherches. Je suis rapidement devenu son bras droit.” En 1982, le biologiste français mène des travaux de recherche sur des échantillons de ganglions lymphatiques prélevés chez des patients présentant une lymphadénopathie, un symptôme fréquent du Sida, caractérisé par une augmentation anormale du volume des ganglions.

Quelques mois plus tard, Montagnier parvient à isoler un virus à partir de ces échantillons, franchissant ainsi un premier pas majeur vers la compréhension de la maladie. Dans le numéro du 20 mai 1983 de la revue Science, l’équipe française publie un article dans lequel elle identifie un rétrovirus qu'elle baptise LAV (lymphadenopathy-associated virus ou virus associé à la lymphadénopathie) comme étant la cause du Sida. “Contrairement à ce qui est souvent rapporté dans la presse, Montagnier a été le seul à orchestrer l'ensemble de ces travaux au sein de son unité, notamment l’analyse des glycoprotéines de l'enveloppe virale et l’observation du virus au microscope électronique. Sans lui, cette découverte n’aurait tout simplement pas pu aboutir au séquençage de l’ARN viral”, explique le professeur Hovanessian, laissant entendre que certains noms ont été mis en avant malgré une contribution limitée, pour des raisons qui ne sont pas strictement scientifiques.

Début du conflit

Aux États-Unis, Robert Gallo a vent de l'isolement d'un virus à Paris, à la suite de la publication des résultats par le groupe de l’Institut Pasteur. “Gallo entre en contact avec Montagnier et lui demande un échantillon du virus afin de le comparer à ceux qu'ils avaient isolés chez des patients infectés par le Sida. Conformément aux principes de l’éthique scientifique, Montagnier accepte sa demande, l'article ayant déjà été publié ”, précise le chercheur libano-français. À peine un an plus tard, en mai 1984, Gallo et son équipe publient, à leur tour, un article dans Science, annonçant avoir isolé un virus similaire associé au Sida. Ils le baptisent HTLV-III (human T-lymphotropic virus type III ou virus T-lymphotrope humain de type 3).

“Il est important de préciser qu’en 1983, l’Institut Pasteur avait déposé une demande de brevet en Europe pour le diagnostic du VIH (du LAV, à l’époque, selon la nomenclature de l’Institut Pasteur), qui fut rapidement acceptée, tandis qu’aux États-Unis, elle fut retardée”, note le professeur Hovanessian. Fait intéressant, en 1984, le groupe américain du NCI dépose une demande de brevet aux États-Unis pour le diagnostic du VIH (du HTLV-III, à l’époque, selon la nomenclature du NCI), laquelle est immédiatement acceptée. De manière assez suspecte, la demande française de brevet ne sera validée aux États-Unis qu’après plusieurs procès.

Rapidement, la tension monte…

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