Les mariages d’amour sauveront-ils le Liban?

Et si, pour un maronite, être libanais n’était qu’une façon d’être réellement chrétien? Et si, pour un musulman ou pour un druze du Liban, être libanais n’était qu’une façon d’être musulman? Non pas en renonçant à sa foi, mais en la colorant d’un sentiment de bienveillance pacifique, amicale, inclusive. En quelque sorte citoyenne.
C’est l’impression qui se dégage de la photo de Walid Joumblatt et son épouse, tenant obligeamment des bougies et participant à la procession de baptême de leur petite fille Sophie Jay, en l’église Mar Antonios Kozhaya, dans la Vallée sainte. Leur fille Dalia a en effet épousé un homme du Nord,  Joey Daher, fils de Pierre Daher, PDG de la LBCI.
Sur le registre de l’église, le leader druze a exprimé le souhait que ce «baptême béni» soit «une confirmation et un suivi de la réconciliation de la Montagne». Conclue sous son égide et sous celle du patriarche Nasrallah Sfeir, la réconciliation avait rapproché en 2001 les communautés maronite et druze qui s’étaient écharpés durant les années de guerre.
Au sein de la classe politique, les mariages intercommunautaires, qui sont sans aucun doute des mariages d’amour, se sont multipliés ces dernières années, marquant l’arrivée à l’âge adulte d’une génération de Libanais affranchis des codes socioreligieux traditionnels. C’est ainsi que, dans les rangs des familles politiques, on a vu Samy Gemayel, petit-fils du fondateur des Kataëb, Pierre Gemayel, s’unir à Carine Tadmouri, une jeune sunnite de Tripoli; Tony Frangié, fils du chef des Marada, se marier avec Lynn Zeidane (également sunnite); et le frère de la mariée, Teymour Joumblatt, épouser Diana Zeaïter (chiite). Dans les rangs des députés de la contestation, des mariages mixtes emblématiques ont également eu lieu. Ainsi, Mark Daou (druze) a récemment épousé Christiana Parreira (chrétienne) et Michel Doueihy (maronite) a épousé Sobhiya Najjar (chiite).
La procession durant le baptême de la petite-fille de M. Walid Joumblatt (Photo tirée du site Al-Anbaa, organe du PSP).
Les mariages mixtes ne sont pas nouveaux, mais pour un observateur, ces mariages sont symptomatiques d’un phénomène de société, d’une tendance générale à ne plus accepter que la vie soit dictée par les seules règles de lignage et d’appartenance à des communautés soudées par la religion, des conduites liées au phénomène de la sécularisation venu d’Europe. Hélas, les statistiques portant sur les mariages mixtes remontent aux années 1970 et ne sont évidemment plus significatives. Elles révélaient alors un pourcentage d’environ 10%. Les choses ont certainement évolué depuis. Certes, les règles anciennes n’ont pas disparu, ni les différences d’éducation et de classes sociales, mais celles-ci s’effacent progressivement au rythme du développement des sociétés, de l’exode rural, du recul de l’illettrisme, notamment chez la femme. C’est sur les bancs des universités ou dans les bureaux des entreprises que beaucoup de jeunes couples se forment.

Sur un autre plan, bien avant notre temps, des personnalités politiques comme Kamal Joumblatt mettaient leur espoir dans l’instauration du mariage civil obligatoire pour resserrer les liens sociaux entre les Libanais. Mais, en l’absence d’une telle loi, à laquelle l’islam officiel s’est fortement opposé à diverses reprises, les mariages intercommunautaires, ainsi d’ailleurs que les mariages civils en dehors du Liban, ne peuvent que renforcer le courant vers le brassage conjugal intercommunautaire.
Le philosophe français Luc Ferry voit schématiquement dans le mariage d’amour «une invention» du capitalisme libéral, qui crée des conditions économiques et sociales qui rendent possible la vie privée et modifient radicalement le rapport à autrui. Il rappelle dans un petit livre récemment bradé par les librairies Antoine (*) que, même sur le plan architectural, «les portes et les couloirs ne feront guère leur apparition dans les maisons (d’Europe) avant le XVIIIe siècle, signe que l’intimité n’existait pas (encore) au sens où nous l’entendons aujourd’hui».
On est donc en droit de penser que le mariage d’amour est une liberté conquise grâce au progrès de la laïcité et les Lumières. Sans doute, mais pour Ferry, et, paradoxalement, avec «la logique de l’amour», sont venues les souffrances du divorce et du deuil et, pour cette raison même, la quête de spiritualité qui agite le monde contemporain.
Cette logique, avance-t-il, «fait que la question du deuil de l’être aimé, en quelque sens qu’on l’entende, sous forme de séparation ou de mort, devient la question fondamentale, la pierre d’achoppement de nos sociétés laïques (…). La morale n’est ici d’aucune aide. Pour affronter le deuil d’un enfant, le deuil d’un amour, la morale, le respect des droits de l’homme ne servent absolument à rien». «D’où la quête de spiritualité qui anime fondamentalement nos contemporains», assure ce philosophe toujours en quête de sagesse.
Ainsi, dans un monde sécularisé, la quête du sens reprend ses droits, par le biais de cette énigme que sont les fins dernières. Mais, avec la richesse de nos différentes spiritualités religieuses, nous ne sommes pas à plaindre, bien au contraire. Loin des réponses préfabriquées, les mariages d’amour au sein des élites sociales contribuent donc, à leur manière, à l’édification du Liban!
(*) Quel devenir pour le christianisme, débat entre Mgr Philippe Barbarin et Luc Ferry, collection Espaces libres, Albin Michel.
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