Les militaires à la retraite livrent leur dernier combat… pour leurs salaires

Le Livre de l’Ecclésiastique est l’un des plus accessibles de la Bible. Surprenant d’actualité, beaucoup de sagesse pratique s’y exprime. Il y est dit en particulier que certaines choses sont «agréables à Dieu», comme «des voisins qui s’entendent bien», mais que d’autres l’attristent. Et parmi ces choses, l’ouvrage de sagesse fait figurer «le guerrier qui vieillit dans la misère». Ainsi, et depuis toujours, le métier des armes n’est pas un métier comme les autres: le militaire porte en lui la mémoire de sa patrie et des dangers qu’elle a courus.
Ce qui était vrai à l’époque biblique est toujours vrai de nos jours. Les retraités de l’armée libanaise, ces «vieux guerriers», réclament en ce moment, sur les places publiques, un réajustement du montant de leurs indemnités. Place Riad el-Solh, ils allaient presque en venir aux mains avec les jeunes recrues postées en face d’eux.
Dans ce corps d’armée de plus de 70.000 membres, la solde du simple soldat est dérisoire (220 dollars), en raison de l’effondrement économique de 2019 qui a fait perdre à la monnaie nationale 95% de sa valeur. Colère et indignation ont éclaté quand les vétérans ont constaté que les récents réajustements de salaires, décidés par le gouvernement Mikati, les ont égalés à des fonctionnaires de la 5e catégorie.
Porte-flambeau de la contestation, le général à la retraite Georges Nader, grièvement blessé dans la bataille qui a opposé, en 2007, l’armée au groupe islamiste Fateh el-islam, dans le camp palestinien de Nahr el-Bared, affirme: «J’ai servi 35 années dans l’armée. Avant 2019, mon salaire était de 4.000 dollars; il est aujourd’hui de 580 dollars, soit 12% de ce qu’il était. Sans ma parcelle de terre au Akkar et sans mes deux garçons, comment pensez-vous que j’aurais pu vivre?»
Et l’ancien officier d’enchaîner: «Croyez-moi, il en est parmi nous qui vivent dans la misère, qui n’ont même pas de quoi vous offrir le café si vous leur rendez visite. Il en est, oui, pour lesquels nous faisons occasionnellement une collecte. Est-ce justice?»

«En moyenne, les salaires et indemnités actuels représentent environ 9% de ce qu’ils étaient avant 2019. Nous nous battrons pour que ce pourcentage s’élève à 40%», précise ce héros militaire que l’on a cherché à humilier par une convocation de justice. Il lui était reproché d’avoir endossé, lors d’une manifestation, un treillis militaire et un T-shirt à la devise de l’armée.
Pour permettre à la Troupe de rester opérationnelle, depuis 2021, de nombreux pays la soutiennent occasionnellement avec des dons en carburant, colis alimentaires, et même par des versements en espèces pour les soldats. Ainsi, en juin 2022, le Qatar a offert une aide de 60 millions de dollars à l'armée pour l'aider à payer les salaires de ses soldats. Un an plus tard, en juin 2023, 70.000 militaires ont bénéficié, à raison de 100 dollars par mois, pendant une période de six mois, d’un don de 55,5 millions de dollars des États-Unis et des Nations-Unies.
Début mars, le commandant en chef de l’armée, le général Joseph Aoun, a participé, à Rome, à une réunion de soutien aux forces régulières. Celle-ci s’est tenue en présence de généraux d’armée d'Italie, de France, d'Espagne, d'Allemagne et de Grande-Bretagne. Les discussions ont porté sur les moyens de soutenir et de renforcer les capacités de l’armée libanaise, dans le cas encore hypothétique d’un déploiement de 15.000 soldats au sud du Litani.
Pour le général de brigade Chamel Roukoz, ancien chef du corps des commandos de l’armée, «ces aides temporaires ne sont pas une solution». «Contraints à chercher ailleurs le complément de revenus qui leur permettra de s’occuper de leurs familles, les soldats perdent le moral; ils ne donnent plus le meilleur d’eux-mêmes. Beaucoup d’entre eux trouvent en ce moment dans de petits métiers à temps partiel – livreurs, garçons de restaurants, valet parking, mécaniciens –, de quoi couvrir les exigences et imprévus de la vie courante. En temps normal, ils auraient une assurance de lion, sachant que dans tous leurs besoins, ils peuvent compter sur leur officier. Aujourd’hui, leur esprit est ailleurs», explique-t-il.
Certains d’entre ces soldats perdent espoir et désertent, quand ils n’envisagent pas un départ définitif du Liban. D’autres sont forcés de s’endetter. «Mon salaire était de 12 millions de livres (environ 120 dollars), quand ma facture de médicaments était de 15 millions», confie à Asianews Antoun D., un soldat marié, proche de la cinquantaine. Il semble que des efforts sont déployés pour que les soins médicaux et hospitaliers, au moins, soient assurés. Mais aucune information officielle n’a été fournie à ce sujet.
À l’heure où l’on parle d’augmenter les effectifs de l’armée, pour répondre aux besoins d’une application stricte de la résolution 1701 du Conseil de sécurité, les retraités des forces armées souffrent de l’insensibilité de la classe politique à leur cause. Ils endurent d’avoir à recourir à la rue, mais ils le font à leur corps défendant. Plus qu’une institution parmi d’autres, l’armée est pour eux la première école et le dernier rempart de l’unité nationale. Ils trouvent qu’il est dommage que leur dernier combat soit livré pour leurs salaires. À les entendre, on comprend mieux la raison pour laquelle l’auteur du texte sacré dit que Dieu «est attristé» quand il voit un guerrier «dans la misère». C’est comme un drapeau qu’on piétine.
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