En ce temps de l’Avent, l’utopie d’une humanité réconciliée et pacifiée est non seulement mensongère mais également dangereuse(1). Pour Eugénie Bastié, essayiste, l’année 2023 a réhabilité Samuel Huntington, le théoricien du choc des civilisations. Car, d’après ce professeur à Harvard, la source fondamentale et première des conflits ne serait désormais ni idéologique ni économique, mais culturelle. Adieu la lutte des classes et foin du slogan «Prolétaires de tous les pays, unissez-vous»! Les officines du matérialisme historique n’ont qu’à fermer boutique, si elles ne l’ont déjà fait. Elles ne peuvent donner une explication marxiste ni aux conflits qui ravagent l’Ukraine, ni à ceux qui dévastent Gaza. Et encore moins aux transferts de populations sous la contrainte, comme au Nagorno-Karabakh ou à la limite du poste frontière de Rafah. Les identités sont meurtrières, disait notre condisciple l’académicien Amin Maalouf. Certes, les réflexes instinctifs de défense mobilisent aisément un groupe contre l’autre. Aussi, dirions-nous, que tout litige se résoudrait en un bras de fer ou en un affrontement armé.
Paix aux hommes de bonne volonté
Abhorrant la violence, que cherche le pacifisme sinon la sécurité dans la bonne entente? À cet effet, ses tenants choisissent la voie de la négociation, des bons offices et du désarmement. Romain Rolland l’avait préconisé en 14-18 et ce fut à son honneur d’homme qui voulait rester «au-dessus de la mêlée». Néanmoins, son engagement personnel était loin de pouvoir mettre un terme aux carnages de la Grande Guerre. Car il est une réalité à laquelle la condition humaine n’échappe pas: l’homme est un loup pour l’homme. Et dans le monde où nous vivons, plus particulièrement au Proche-Orient, «l’individu en relation avec autrui se positionne non pas dans un rapport de communication, mais en termes de rapports de force, avec pour but d’optimiser ses résultats, de vaincre l’autre, quand l’objectif n’est pas plus directement de l’abattre»(2). La violence dont fait preuve l’apprenti prédateur procède de son imparable assertivité identitaire.
L’histoire du Liban se décline aisément selon le schéma de Thomas Hobbes: vivant à l’état de nature, les tribus ensauvagées ou les milices confessionnelles allaient s’entretuer, jusqu’à ce que le concert des Nations leur imposât une formule de cohabitation. Le Règlement organique de 1861, comme l’accord de Taëf en 1989, s’est avéré indispensable pour mettre un terme à l’enfer des combats fratricides et surmonter la défiance réciproque qui caractérise les groupes antagonistes.
Quel argument en faveur de la théorie hobbesienne que ce passage de l’état de nature à l’ordre politique, où l’État-Léviathan est désormais l’organisme qui exerce le pouvoir!
La formule des «deux États» ou bien la formule libanaise
Dominique Chevallier, en observateur plus ou moins impartial du conflit libanais, semblait le croire en citant Alexis de Tocqueville, qui avait écrit: «Je suis tenté de croire que ce qu’on appelle les institutions nécessaires ne sont souvent que les institutions auxquelles on est accoutumé, et qu’en matière de constitution sociale, le champ du possible est bien plus vaste que les hommes qui vivent dans chaque société ne se l’imaginent»(3).
Mais croit-on vraiment qu’une formule politique puisse assurer la voie du salut et de la paix civile? On vient de nous ressortir, comme solution magique, la thèse des deux États, dont l’un serait israélien et l’autre palestinien. Et même que certains plaident pour un état unique binational: des idéalistes, férus d’universalisme et d’humanisme, qui pensent pouvoir faire coexister pacifiquement juifs et musulmans arabes, sous la bannière de la laïcité, cette théorie unijambiste battue en brèche dans l’Occident même qui l’a engendrée! Mais d’abord posons-nous la question de savoir si chrétiens et musulmans du Liban pourront encore cohabiter, en gardant à l’esprit qu’ils n’auront d’autres alternatives que les cycles de violence.
Et puis l’État, que nous appelons de nos vœux, peut-il rester neutre, et ses institutions peuvent-elles demeurer équitables, s’abstenant de favoriser un groupe au détriment de l’autre? Difficile de le croire dans un pays où la société est morcelée et ne fait que survivre d’un conflit à l’autre. Hamit Bozarslan n’a pas eu tort de constater que, dans des pays comme l’Afghanistan, la Syrie, le Liban, l’Irak et le Yémen, «le jeu institutionnel pluraliste est maintenu», mais «l’État n’y occupe guère que la place de primus inter pares au sein d’un ensemble d’acteurs disposant tous de moyens considérables de coercition»(4). En ce sens, l’État au Liban est réduit à la portion congrue. Son image lamentable aux yeux des citoyens n’est pas en mesure de maintenir l’ordre ni d’appliquer la loi. Il ne peut garantir l’apaisement civil. Le ressentiment primaire et les animosités ancestrales continuent de sévir comme des épidémies et s’avèrent des leviers de violence aveugle.
Mériadec Raffray n’a pas manqué de rapporter ce cri d’effroi: «Il n’est plus possible de vivre avec les musulmans, osent désormais des voix chrétiennes dans les débats publics»(5). En cette vigile de Noël, la crainte de l’autre qu’on occultait par décence, s’exprime désormais librement. Le temps des tribus et des milices, qui autrefois nous ont imposé leur «démocratie de proximité», annonce son retour triomphal!
Youssef Moawad
yousmoua47@gmail.com
1- Eugénie Bastié, Immigration, islam, multiculturalisme: relire les prédictions de Samuel Huntington, Le Figaro, 13 décembre 2023.
2- Cf. Mokhtar Kaddouri, Les dynamiques identitaires: une catégorie d’analyse en construction dans le champ de la formation des adultes, Savoirs? 2019/1, N° 49, pp. 13-48.
3- Alexis de Tocqueville, Souvenirs, Œuvres complètes, tome XII, p. 97, cité en exergue de l’ouvrage de Dominique Chevallier, La Société du Mont Liban à l’époque de la Révolution industrielle en Europe, Geuthner, 1971.
4-Hamit Bozarslan, Sociologie politique du Moyen-Orient, Éditions La Découverte, Paris, 2011, p. 48.
5-Mériadec Raffray, Liban, la tentation de l’exode, Valeurs Actuelles, 14 décembre 2023, pp. 30-32.
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