Maurice Gemayel, la chance perdue (2/2)
La planification du facteur humain constitue une priorité par rapport aux deux autres domaines hydraulique et hydroélectrique. Il est désormais clair, après le naufrage, après «l’explosion du pays» contre laquelle Maurice Gemayel avait mis en garde, que c’est ce facteur qui a empêché la réalisation de la vision mise en place par le ministère du Plan. Pour développer ce potentiel, il est indispensable de lui extirper d’abord les deux tumeurs que sont le mythe de la pauvreté du Liban et l’illusion de la protection garantie par les féodaux. 
Après l’eau et l’énergie hydroélectrique, la troisième valeur essentielle aux yeux de Maurice Gemayel est le facteur humain. Il constitue la richesse principale du Liban auprès de son trésor hydraulique. Ce facteur est investi de la mission principale et porte la responsabilité des deux autres. L’émigration est une hémorragie qui finira, à long terme, par achever le Liban. La mise en valeur du potentiel humain se situe donc à la source du plan de sauvetage du pays du Cèdre.
Maurice Gemayel et Charles Malek.
Le facteur humain 
Il est impossible de développer le facteur humain tant que nous sommes soumis au système féodal et à sa mentalité réductionniste. Le citoyen, otage de son protecteur, ne peut œuvrer à la construction d’un État. Aristote définissait justement la République comme une communauté d’hommes libres. Or, il n’y a aucune place pour la liberté lorsque nous sommes limités et prisonniers de ceux que Maurice Gemayel appelait «les professionnels de la politique et parasites de la nation». Car, comme le disait Max Stirner, «la liberté ne peut être que toute la liberté; un morceau de liberté n’est pas la liberté».
Ces professionnels ont sacrifié le Liban pour pouvoir faire du pouvoir leur chasse gardée. Ils ont réduit la politique à une affaire d’héritage, alors qu’en réalité, elle est une science noble puisqu’elle gère des questions existentielles pour l’Homme et pour l’environnement. Ils ont transformé «la fonction publique en dépotoir des éléments incapables de toutes les confessions», disait-il encore. La féodalité traditionnelle s’est vue doublée d’une féodalité nouvelle qui se construit sur les décombres et sur le cadavre de la nation. Elle a créé des causes afin de justifier l’existence de ses partis politiques. Ce n’est donc plus le parti qui existe pour servir la cause, mais c’est cette dernière qui est perpétuellement réinventée pour la survie du parti.
«Que le Liban soit mondial ou qu’il ne soit pas» Maurice Gemayel.
L’enseignement
Face à ces constats affligeants, Maurice Gemayel a prédit la mort du Liban. En décembre 1952, dans sa conférence «Tel gouvernement, tel peuple – Tel peuple, tel gouvernement», il a dit et écrit explicitement: «Ou bien ce sont eux qui doivent partir. Ou bien c’est le pays qui doit périr.»
Mais il va encore plus loin dans son analyse de l’élite dirigeante pour déceler les ravages qu’elle a causés au niveau du citoyen. Les responsables ont pensé l’enseignement comme une industrie dédiée à la productivité et à la rentabilité. Ce comportement dangereux est venu s’ajouter au cataclysme de la Première Guerre mondiale que Maurice Gemayel considère comme la «source de tout notre malheur». En plus d’avoir décimé la population, ce génocide «Kafno» a fait basculer les survivants dans un semi-illettrisme causant un effondrement intellectuel.
C’est à ce moment-même que naissait le Grand Liban qui se trouvait dépourvu de l’effectif humain nécessaire à sa formation. Le recours à la diaspora libanaise d’Égypte ne pouvait, à lui seul, combler le manque en enseignants qualifiés. Les effets néfastes de la guerre de 1914-1918, doublés de la mentalité marchande de nos dirigeants, ont conduit à un système éducatif désuet avec un enseignement inapproprié.
C’est une «surproduction de catégories bien déterminées de lettrés» qui allait, dès lors, inonder le marché du travail libanais, alors que tant de spécialisations cruciales étaient totalement inexistantes. Médecins, avocats et ingénieurs se bousculaient pour les mêmes opportunités, alors que d’autres domaines comme l’espace, la génétique, l’hydraulique ou l’agriculture moderne ne pouvaient faire appel à aucun spécialiste qualifié. C’est dans la reconsidération de notre enseignement primaire, secondaire et supérieur que commencent le redressement du pays et la rectification de sa vision pour l’avenir.
La planification du facteur humain représente une priorité par rapport aux deux autres domaines hydraulique et hydroélectrique. Il est désormais clair, après le naufrage, après «l’explosion du pays» contre laquelle Maurice Gemayel avait mis en garde, que c’est ce facteur qui a empêché la réalisation de la vision mise en place par le ministère du Plan. Pour développer ce potentiel, il est indispensable de lui extirper d’abord les deux tumeurs que sont le mythe de la pauvreté du Liban et l’illusion de la protection garantie par les féodaux.

Monument de Maurice Gemayel à Bikfaya.
Projets réalisés
Parmi les nombreux projets de Maurice Gemayel, certains ont tout de même vu le jour, bien qu’avec beaucoup de retard. Leur concrétisation demeure partielle, bien entendu, puisque forcément amputée de la vision et de la clairvoyance propre à leur auteur disparu. Nous avons ainsi entendu parler, juste avant la crise de 2019, de ces projets relancés sans citer leur auteur. Ils ont été relayés par les médias audiovisuels, le Parlement et la presse écrite sous les titres suivants:
– Le tunnel Beyrouth-Beqaa (annoncé par Maurice Gemayel en 1957).
– Les barrages hydroélectriques (dont l’étude complète était présentée en 1951).
– L’Académie de l’Homme (de Byblos) pour la rencontre et le dialogue (annoncée en 1952).
Ces projets sont non seulement de lui, mais il en avait même fourni les études complètes. Cependant, lorsque l’un d’eux était réalisé sans jamais le mentionner, Maurice Gemayel rétorquait devant les siens: «L’essentiel c’est qu’il soit réalisé, même sous le nom d’un autre.»
Pour cet homme visionnaire, il fallait œuvrer pour l’avenir. Il fallait faire preuve de lucidité. Pour éviter la mort du Liban, «l’explosion», comme il le répétait toujours, il fallait agir vite et avec beaucoup d’humilité et de courage. Personne ne fera jamais rien pour nous, écrivait-il. Personne ne peut rien pour nous. C’est à nous et à nous seuls de pouvoir, de vouloir, nous en sortir si nous en faisons librement le choix.
En 1954, il constatait que pour passer à une action réelle et salvatrice, il était indispensable que ceux qui tenaient les rênes du pouvoir acceptent de céder leur place. Et voyant que cela était un souhait irréalisable, il s’en remettait à la Providence et écrivait dans La Planification du facteur humain: «Il ne me reste donc qu’à me tourner vers les cieux et à demander à Dieu de bien vouloir user de sa toute-puissance pour nous délivrer de tous les détracteurs de la patrie conscients ou inconscients.»
Comme son ami le philosophe Charles Malek, Maurice Gemayel a œuvré pour la sauvegarde de l’identité du Liban. Les deux hommes étaient complémentaires. Tandis que le premier luttait pour l’identité culturelle et spirituelle marquée dans la préservation de la langue syriaque et dans la lecture de l’histoire, le second cherchait à fixer l’héritage dans le paysage. Le mot qu’il répétait le plus souvent était le «cachet» qu’il souhaitait tant voir préserver. La beauté du territoire, la spécificité des régions, des montagnes, des villes et villages… tout cela était inhérent à ses projets de développement. Pour ces deux visionnaires, leur Liban se dessinait comme une œuvre d’art.
En automne 2019, était inauguré à Bikfaya le monument dédié à Maurice Gemayel. Il aurait fallu attendre 50 ans après sa mort pour que, non pas l’État, mais ses propres filles prennent entièrement en charge l’édification d’une statue à sa mémoire. Le projet a réussi à voir le jour pour rendre enfin un modeste hommage à cette personnalité à envergure nationale et internationale, qui aurait pu sauver le Liban.
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