Que faire, cher chef d’entreprise, si vous avez 68 ans, 2 fils et 3 filles, et que votre bénéfice annuel, par les temps qui courent, n’est plus divisible par 5? Votre mièvre gendre aurait-il épousé votre fille chérie dans l’unique but de vous succéder? Votre famille se paie-t-elle un séminaire de «motivation émotionnelle» aux Bermudes et vous êtes seul à vous tuer 12 heures par jour au travail? Votre benjamin s’en fiche de votre business ancestral de meubles comme de sa dernière Porsche et préfère plancher sur les théories ethnologiques autour des aborigènes d’Australie?
Si vous vous posez l’une de ces questions, alors vous êtes atteint du syndrome des entreprises familiales. Et vous passez votre temps à alterner médicaments d’hypertension et réunions avec vos consultants de Harvard spécialistes en family business, pour essayer de limiter les dégâts.
L’affaire des entreprises familiales au Liban, comme ailleurs dans le monde probablement, est un sujet récurrent. Car plus de 90% de nos entreprises sont familiales, avec tous les avantages et les inconvénients que ceci apporte.
Beaucoup d’économistes se sont d’ailleurs penchés sur la question. Mais pourquoi chercher loin quand on a déjà des spécialistes au Liban. À la tête desquels se démarque Josiane Fahed Sreih. Cette professeure et chercheuse à la LAU, est fondatrice et directrice de l’Institute of Family and Entrepreneurial Business (et elle-même théoriquement liée à une entreprise familiale florissante, Fahed Supermarket).
Sa contribution, avec ses collègues, ratisse large sur toute la panoplie de la sphère familiale en business. On en est arrivé à identifier les avantages: flexibilité et promptitude dans la prise de décision; engagement émotionnel et financier en cas de pépin; culture de l’effort et de la probité; fidélisation d’une garde rapprochée de personnel…
Mais aussi les risques du système familial: le patriarche qui ne veut rien céder à 82 ans; le fils qui a trouvé sa voie dans la musique classique; l’autre qui se sent frustré, déjà à 50 ans, qu’on ne lui fasse pas confiance; les belles-sœurs qui se crêpent les chignons à chaque réunion du family business office; l’amalgame entre les dimensions familiales et professionnelles; les affres de l’héritage, etc. Résultat: 86% des entreprises familiales ne survivent pas à la troisième génération. L’espérance de vie moyenne de nos entreprises est de 40 ans.
Tout cela n’est pas nouveau. On en voit les conséquences avec les disparitions abruptes d’entreprises florissantes, ou alors les scissions et fragmentations successives: des multitudes de Mouzannar, de Maktabi, ou de Hallab, qui gardent peut-être la même qualité professionnelle, mais en plus petit. Elles perdent en taille et, avec la taille, les perspectives d’internationalisation.
Or c’est la meilleure façon d’amplifier l’entreprise, de créer de la valeur et de diversifier le risque. Surtout quand on est dans un pays minuscule qui, en plus, a la sale manie de se mettre en crise d’adolescence tous les quelques temps, pour défendre les droits des Zoulous, ou glorifier un roitelet perse, ou dévaliser les caisses d’un État qui n’en est pas un.
On finit par admirer des pays de petite taille, dont sont issues des multinationales géantes, comme Nestlé (Suisse, 8 millions d’habitants), Nokia (Finlande, 5 millions) ou encore… le fabricant d’équipements Hilti (Liechtenstein, 39.000 habitants) avec une présence dans 120 pays et un effectif de 30.000 employés dans le monde.
On arrive maintenant à la phase critique de cette histoire. On sait que depuis 2019 l’émigration s’est amplifiée – surtout emportant dans son sillage la jeune génération. Et c’est le phénomène des entreprises familiales qui accuse le coup. Pour une réunion du family office, on se contente désormais d’un Zoom qui doit se caler entre quatre fuseaux horaires. Puis l’intérêt des héritiers qui s’amincit de plus en plus, emportés par leurs nouvelles orientations dans les pays d’adoption.
Et c’est ainsi qu’on voit des entreprises presque centenaires qui disparaissent faute de combattants. Une perte sèche de savoir-faire ancestrale, pour un pays qui n’a, comme ressources naturelles, que la somme des savoir-faire de ses fils et filles.
Pourtant trois issues sont possibles, si on prend la peine de les considérer:
1- Désigner un CEO (l’équivalent à la mode de «directeur général») spécialisé, en dehors de la famille, en vue de développer l’entreprise pour le compte des actionnaires.
2- Ouvrir le capital et introduire un partenaire en cédant une part de la société. Une façon d’élargir son champ d’action. Ou au moins inviter des spécialistes à siéger dans le conseil d’administration.
3- Pour une entreprise d’une certaine taille, introduire une partie des actions en bourse. Même si notre bourse est loin d’être conçue dans les règles de l’art. Il en manque notamment un tribunal spécial et un système de sanctions. Autant de mesures prévues par la loi, mais jamais réalisées. Ce qui colle bien à notre mal-gouvernance légendaire.
Mais, tout ceci suppose que les fondateurs, ou leurs héritiers, renoncent à cet ego qui fait fureur sur la scène locale des affaires. Mais aussi, que ces affairés sans affaires en haut lieu cessent de brasser du vent tout en rendant la vie encore plus difficile aux entrepreneurs.
nicolas.sbeih@icibeyrouth.com
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