Du Japon au monde, une ambassadrice libanaise du Nô

Madeleine Abdel Jalil Umewaka raconte son parcours du Liban au Japon dans son premier roman autobiographique, J'ai épousé un maître de Nô (Éd. Sully, 2023 pour la version française). Elle est la première étrangère à rejoindre la lignée de la famille Umewaka par mariage en 1982. Cette famille transmet l’art théâtral du Nô de père en fils depuis plus de 600 ans. Devenue l’épouse du maître Naohiko Umewaka, un long périple l’attend dans cette société traditionnelle et hiérarchisée.
En 1982, la Libanaise Madeleine Abdel Jalil épouse Naohiko Umewaka, un maître du théâtre japonais Nô Ancre[1]. Il s’agit d’une tradition artistique transmise de père en fils dans la famille Umewaka depuis plus de 600 ans.
L’autrice nous transmet dans son roman autobiographique, J’ai épousé un maître de Nô, les revers de cet univers japonais si particulier, dans une vision à la fois réaliste, critique et optimiste. Un riche parcours de vie où de multiples domaines se croisent et se complètent: de l’informatique à l’art, en passant par la psychologie et l’éducation.
Une écriture simple et directe
Madeleine s’acharne à dire qu’elle ne se prend pas pour une «vraie écrivaine»! Elle estime qu’elle a raconté son «histoire intime de résilience» où se mêlent «créativité et persévérance» pour «inspirer les lecteurs à persévérer pour trouver leur propre chemin tout en préservant leur identité et leur voix».
Cette femme libanaise qui a fui la guerre de 1975 nous ouvre les portes de son univers intérieur et nous emmène dans une aventure fantastique à travers le monde. Un journal intime qui relate avec transparence une expérience bouleversante, digne d’un univers romanesque fictionnel. Or, c’est bel et bien la réalité, et c'est précisément cela qui touche et impressionne.
Néanmoins, vous ne trouverez pas d’effets stylistiques. Aucun artifice. La simplicité intérieure de l’autrice et sa modestie attendrissante coulent sur le papier en enveloppant les mots, bel et si bien que les épreuves les plus difficiles sont relatées comme les choses les plus ordinaires!
Madeleine en kimono au Théatre national du Nô 2020.
Entre histoire d’amour et documentaire
On entrevoit dans ce récit une vision poétisée de la vie, qui vient à la fois de la posture d’artiste de Naohiko et de la pureté de l’amour partagé au sein de ce couple libano-japonais. Alors que Madeleine se sent désemparée face au milieu fortement codifié et conservateur de la culture Nô, le jeune Naohiko lui écrit: «Je t’en prie, ne te préoccupe pas trop de la société Nô. Elle est irréelle et sans substance. Et quand bien même elle serait réelle, son pouvoir n’aurait pas d’emprise sur nous. C’est notre propre univers, à toi et à moi, qui sera au cœur de tout.» (p. 41)
Par ailleurs, cette femme garde un côté très pragmatique. Elle nous emmène dans les coulisses du théâtre Nô, nous livrant les pratiques de «la plus ancienne tradition théâtrale encore pratiquée de nos jours». Tantôt par le biais d’ouvrages de référence et tantôt à travers le prisme de son expérience personnelle, Madeleine fait de son livre un ouvrage documentaire sur l’histoire du Nô et son évolution à travers les siècles.
Naohiko Umewaka vêtu d’un kimono conçu par Kubota Itchiku artiste majeur de la soie au vingtième siècle.
D’un autre côté, elle surfe si adroitement sur les vagues de l’instabilité qui l’ont menée à vivre un peu partout: de Beyrouth à Londres, de Los Angeles à Osaka et Tokyo. Elle dit qu’elle a appris à apprécier les aspects positifs de chaque culture et de chaque lieu qu’elle a côtoyés. Au passage, elle ne manque pas de rappeler des épisodes majeurs de l’histoire du Liban, qui ont inévitablement déterminé les différentes étapes de son parcours.
Le Nô s’ouvre au monde contemporain

La jeune Libanaise, diplômée en sciences de l’informatique, mais à l’âme sensible, a été profondément touchée par l’art théâtral japonais du Nô. Elle est fascinée par cette «forme de drame lyrique, qui inclut la danse, la musique, l’art dramatique et la narration». Cette passion a tellement empli son être qu’elle s’est donné pour mission de vie de promouvoir l’art du Nô dans le monde aux côtés de son mari, transcendant son statut d’étrangère dans la société japonaise ainsi que sa condition de malentendante.
Le couple se lance alors dans un élan vital: Madeleine et Naohiko parcourent la planète depuis une quarantaine d’années, en ambassadeurs du Nô, offrant des représentations pour donner à voir et à connaître ce théâtre au monde entier.
La pièce «Ondine » au temple Kencho-ji à Kamakura 2013.
Naohiko s’avère être ouvert et infiltre des touches modernes à cet art ancestral, dans le but de le rapprocher des sociétés contemporaines, et par le fait même, le sauver de la disparition. Ainsi, il réussit à toucher des milliers de personnes, même des Japonais qui ont des difficultés à comprendre cet art traditionnel.
On note un épisode assez particulier dans cette tournée mondiale: une représentation Nô au Vatican en 1988, en présence du pape Jean-Paul II. Le pontife a serré la main de la Libanaise à la fin du spectacle et lui a dit en français: «Tous les jours, je prie pour votre pays.» (p. 76)
Avec le Pape Jean-Paul II au Vatican le 23 décembre 1988.
Un univers biculturel
Vivre à la lisière de deux cultures n’est pas chose facile et élever des enfants dans ce contexte biculturel est une expérience éprouvante.
Madeleine retrouve son profil de scientifique et se tourne vers la science pour relever les défis culturels auquel la famille Umewaka a dû faire face. Elle entreprend alors une étude sur l’identité des enfants biculturels, au département de psychologie de l’université de Tokyo.
Tomo âgé de 3ans s’entraîne avec son père Naohiko au Théâtre national de Nô.
Elle partage ses résultats et ses observations en engageant une réflexion sur la société moderne et ses défis sur le plan de l’éducation. Elle aborde des problématiques d’actualité comme le suicide chez les jeunes et les problèmes de communication dont ils souffrent.
Il n’en reste pas moins que son intuition reste sa boussole préférée quand il s'agit de prendre des décisions concernant le parcours de ses enfants. Un message fort pour les «supermamans» modernes qui cherchent à joindre les deux bouts en suivant à la lettre les recommandations parfois contradictoires des experts.
Il faut dire qu’en dépit des multiples enjeux et défis abordés dans cette autobiographie, il s’en dégage un doux parfum d’amour qui embaume le cœur.
L’ensemble baigne dans un espoir optimiste envers et contre tout, et surtout dans une confiance indéfectible en l’humain. Un discours dont on a vraiment besoin dans notre monde contemporain.
Ancre[1] Le terme «Nô» signifie «accomplissement immaculé», «perfection artistique».
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