De l’Émirat du Mont-Liban au Liban-message
Il est encore tôt pour analyser toutes les conséquences politiques du périple du cardinal Bechara Raï au Chouf en ce 8 septembre. Les premières impressions de la visite à Baakline sont celles d’un retour aux sources mêmes de l’entité libanaise. Un parcours mémoriel entre l’Émirat du Mont-Liban et le Liban-message. En 2001, le patriarche Sfeir avait eu le prophétique courage de sceller, avec Walid Joumblat, la réconciliation entre les communautés druze et maronite de la Montagne. Sans la symbiose intercommunautaire, tout au long de la période ottomane, le Grand Liban de 1920, consolidé par les Accords de Taëf en 1989, n’existerait probablement pas aujourd’hui.
Août 2001. Réconciliation du Patriarche Sfeir avec Walid Joumblat
Quand on évoque le Liban-message, on fait référence à un modèle de vivre-ensemble islamo-chrétien, une mosaïque faite de quelques 17 communautés différentes. Mais ce Liban-là n’existerait pas sans le long passé de cohabitation conviviale et de symbiose, notamment entre maronites et druzes de la Montagne. Lorsque les Ottomans chassèrent les Mameloukes du Levant, en 1517, ils permettront la mise en place d’un système de gouvernance original de la montagne libanaise par la création d’un Émirat dont ils confièrent la charge à des notables de la famille Maan de Baakline. Cet émirat ne constituera pas une province ottomane aux limites administratives précises et stables. Son territoire relevait des pachaliks de Saida, Tripoli et Damas. Néanmoins, il évoluera peu à peu en une entité relativement autonome. Ses «princes» ou «émirs» ne correspondaient pas à une aristocratie de type européen, de même que les titres de Pacha, Bey etc. L’émirat durera jusqu’en 1840. Lui succéderont les deux Caïmacamats en 1841, puis la Mutasarrifiya en 1861, avant d’en arriver au Grand Liban en 1920.
Le pouvoir ottoman s’exerçait de manière indirecte dans l’Émirat, par le biais de familles de notables, de «ceux qui ont leur mot à dire» (söz sahibleri). C’est grâce à cela que la levée de l’impôt ainsi que l’unité politique étaient assurées. C’est par ce biais que, petit à petit, cette hégémonie des notables constituera une force d’intégration permettant la symbiose intercommunautaire. En ce mémorable vendredi 8 septembre 2023, à Baakline d’abord, haut-lieu de l’autorité religieuse druze, puis à Moukhtara fief des Joumblat, nous avons vu et entendu l’écho de ces lointaines sources d’origine du Liban. Et c’est le patriarche maronite en personne qui a permis de rappeler ces références originelles de la mémoire collective de la Montagne. Le patriarche Sfeir avait scellé la réconciliation, le patriarche Raï vient de remettre sur pied les fondations du Liban.
L’appellation «principauté», donnée à cet émirat par l’historiographie occidentale, est trompeuse. Aux yeux des Ottomans, l’Émir de la montagne était le chef d’un système d’affermage des impôts (iltizam). C’était l’équivalent d’un gouverneur remplissant la fonction d’un « fermier général ». Un tel système a cependant servi de cadre pour la bonne convivialité en montagne. La dynastie des Maan puis celle des Chehab en assureront la gouvernance jusqu’à l’effondrement de l’Émirat au XIX° siècle. Mais, pour les Ottomans, l’essentiel était d’assurer la continuité de la levée de l’impôt, ainsi que de gérer la diversité communautaire tout en contenant l’ambition expansionniste de l’émir-gouverneur. La vie publique libanaise demeure marquée par ce passé. Le sultan n’est plus là, mais les notables «qui ont leur mot à dire» sont toujours là. Le modèle a-t-il permis l’émergence d’une nation au XIX° siècle? Pas vraiment. Il a induit un sentiment d’appartenance à une région, un pays, un mode de vie. Mais la nation libanaise est encore à faire avec ce qui reste des millets ottomans.
Drapeau de la dynastie de émirs Maan de Baakline

Cependant, ce retour aux sources du patriarche Raï est un événement considérable, du moins sur le plan de la purification de la mémoire collective. En se rendant chez le Cheikh Akl des Druzes puis chez Walid Joumblat, le patriarche maronite a, en toute simplicité, effectué un geste très fort d’affirmation que le Mont-Liban demeure, au Levant, la pierre angulaire de la présence chrétienne dont la survie n’est pas l’enfermement dans un ghetto identitaire mais dans le Liban pluraliste de 1920, héritier légitime de l’Émirat du Mont-Liban ainsi que du prospère Vilayet de Beyrouth.
En ce 8 septembre 2023, le maronite Bechara Raï et le druze Sami Abilmona ont rappelé les liens indestructibles des pères fondateurs de ce pays. L’entente druzo-maronite conditionne la stabilité du pays. Ce faisant, ils ont renvoyé dos à dos, les alliés de l’axe Téhéran-Damas, les corbeaux noirs de l’alliance des minorités ainsi que les pêcheurs dans les eaux saumâtres de l’éclatement du Liban, qu’on cherche à déguiser par un faux fédéralisme.
La première leçon à tirer à chaud de cette journée, et de ce rappel historique, est de savoir si le Liban, ainsi réaffirmé dans sa légitimité historique, peut continuer à croire que l’unité politique, en son sein, peut toujours être assurée par des notables, des chefs de clans et des seigneurs de guerre.
Il est temps que Le Liban de «ceux qui ont leur mot à dire» (söz sahibleri) tire sa révérence, afin de faire apparaître le Liban de la Citoyenneté.
acourban@gmail.com 
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