Pourquoi Dimane et que représente Bkerké?
©La Qadisha vue de Dimane.
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«Insensée République qui réunit ses ministres à Dimane, sous l’œil vigilant du patriarche maronite», s’écrient certains, et des meilleurs. Ces indignés ne veulent pas voir la différence entre la houlette de Mgr Béchara Raï qui veut relancer le processus constitutionnel, et la férule du Hezbollah qui veut intimider les chrétiens, ces "dhimmis" qui ne savent pas se tenir à carreau.
On ne snobe pas Bkerké impunément! La dynastie républicaine trônant à Damas l’a appris à ses dépens. Dix ans durant, Hafez el-Assad a domestiqué le Liban et asservi ses hommes politiques, du moins ceux, nombreux, qui consentaient à courber l’échine. Ayant mis notre pays en coupe réglée, le président syrien (1) avait dévoyé l’Accord de Taëf et l’avait détourné de ses fins, dans l’idée de consolider sa conception d’une Grande Syrie. Ce faisant, il croyait pouvoir vassaliser le patriarcat maronite comme il avait pu mettre à la raison, et à si peu de frais, les dignitaires religieux syriens, toutes confessions confondues. Il n’y arriva pas et ce fut son fils Bachar qui paya le prix d’une politique mal inspirée: il fut éjecté du Liban.
Le patriarche Sfeir n’avait pas perdu la face dans l’épreuve: il ne s’était pas rendu à Damas, ni avant ni après l’assassinat du président Hariri! Dans le milieu des souverainistes du dernier quart d’heure, qui dit mieux?
À Bkerké, en 1938, le pariarche Arida entre le président de la République Émile Eddé et le président du Conseil Abdallah Yafi.
Dimane, le 8 août
Mais de là à ce qu’un "Conseil des ministres" se tienne le 8 août dernier au siège patriarcal d’été, on aura tout vu! Que non, Monseigneur Béchara Raï a tenu à nous détromper en déclarant que la rencontre en question ne constituait nullement une réunion du cabinet, mais plutôt un meeting impromptu pour discuter des questions de l’heure. Or quelles que soient les justifications qu’on puisse donner a posteriori à cette rencontre insolite, il n’en reste pas moins qu’en cas de vacance présidentielle, le patriarche a l’obligation d’intervenir en sa qualité de dépositaire du legs de l’indépendance nationale. Car il incarne, pour des raisons historiques, une légitimité transcendant les clivages communautaires. En s’adressant à lui, le 25 février 2021, l’islamologue Radwan al-Sayed, n’a pas hésité à dire: «Nous nous tenons à vos côtés et vous soutenons dans votre initiative […], nous reconnaissons vos hautes vertus, vous qui perpétuez la tradition de vos prédécesseurs, les vénérables patriarches qui ont guidé les troupeaux de fidèles et veillé sur l’indépendance de cette entité pour en faire une patrie définitive regroupant tous ses fils, dans l’attachement à son identité arabe, et par là même porteuse qu’elle est d’un message éminent, dans son environnement immédiat comme de par le monde.» (2) En recevant au siège de Dimane, qui surplombe l’emblématique Qadisha, des membres d’un cabinet démissionnaire en quête de légitimité, le patriarche maronite a réaffirmé son poids dans la balance politique, même si dans l’affluence il a commis un impair. (3)
Les laïcistes, encore eux!
Les laïcistes sont offusqués. Où en est la séparation de l’Église et de l’État qu’ils ont apprise dans les livres et dont ils se gargarisent dans les salons? Or ces rhéteurs devraient revoir leurs calculs, eux qui n’ont jamais fait preuve de zèle quand les ayatollahs déclenchaient leurs guerres privées en 2006 ou dessinaient nos frontières maritimes au gré de leurs intérêts. Il faudra encore expliquer à ces «agités du bocal» que ce pays est un conglomérat de confessions religieuses et de tribus ensauvagées, si le contexte l’exige. Comment leur dire que dans le panthéon libanais, il y a des «lieux-dits» comme Moukhtara et Bkerké, qu’on ne peut contourner, lieux-dits qui peuvent assurer une certaine couverture, une certaine immunité et même une impunité certaine à ceux qui y trouvent refuge?
Une entorse au supposé égalitarisme entre citoyens? Certes, mais ce n’est pas tout. Cela veut dire, en outre, que même dans un Liban élargi à 10.452 km carrés, on ne peut faire fi de ses druzes ou de ses chrétiens. Le Mont Liban ne va pas tomber dès demain dans l’escarcelle du tandem chiite, quoique fassent les Rambo et les matamores.
Postface sanglante

Juste avant que la soi-disant réunion informelle ne se tienne à Dimane, sous la «houlette» (4) du patriarche Raï, était assassiné, dans une zone ployant sous la férule du Hezbollah, Élias Hasrouni, un responsable des Forces libanaises. N’empêche qu’il y en a qui ne voient pas la différence entre la houlette d’un prélat qui veut relancer le processus constitutionnel et la férule d’un autre dignitaire religieux qui veut intimider les chrétiens, ces "dhimmis" qui ne savent pas se tenir à carreau.
Dans la foulée, l’incident de Kahalé vient de confirmer le statut particulier de certaines zones. Car, il faut bien le dire, certains lieux de mémoire illustrent une «sensibilité, un inconscient collectif, voire un esprit de corps» (5) et, par la force des choses, il est tout aussi malhabile de contourner Bkerké ou Moukhtara que périlleux de chercher noise à Aïn al-Remmané, à Bcharré, à Zghorta, à Aley, à Choueïfat, à Baakline, à Zahlé ou à Tripoli (6).
Youssef Mouawad
yousmoua47@gmail.com
1- Conseillé qu’il était par son âme damnée Abdel Halim Khaddam.
2- Youssef Mouawad, «Le patriarche et une remontada», L’Orient-Le Jour, 9 mars 2021, p. 11.
3- Dans l’urgence nationale, le saint prélat n’avait pas à discuter le sexe des anges ni à se prononcer sur celui de Barbie.
4- L’expression est de Yara Abi Akl, L’Orient-Le Jour, 8 août 2023.
5- Michel Touma, «L’affaire de Kahalé: Lorsqu’on agresse des régions-symboles», Ici Beyrouth, 11 août 2023.
6- Je m’en tiens à la liste établie par Michel Touma, op. cit.; elle n’est pas exhaustive.
 
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