Les observateurs de la scène politique libanaise sont perplexes et arrivent difficilement à circonscrire les évolutions en cours. Les ambivalences jouent sur plusieurs registres et leurs interfaces, nommément ceux de l'État formel et de l’État réel, du fonctionnement et de la représentativité des institutions et de leur légitimité nomothétique et opérationnelle. La loi constitutionnelle est vidée de son contenu, les institutions démocratiques sont systématiquement instrumentalisées et les Libanais désemparés face à un jeu pervers où le travestissement des normes de la république procédurale poursuit son cours. La crédibilité de la vie institutionnelle est entièrement entamée au profit des pratiques oligarchiques et des politiques de subversion qui s’en servent.
Les dissymétries de plus en plus accentuées entre le pays réel et l’État de droit font désormais loi et pavent la voie à un processus de décomposition qui remet en cause la paix civile et la viabilité de l’État libanais alors que les friches sécuritaires évoluent dans tous les sens et sur un continuum qui relie une scène domestique éclatée et celle d’un ordre régional décomposé. Les conflits majeurs qui ponctuent la scène politique libanaise se recoupent au niveau d’une gouvernance défaillante et d’une souveraineté battue en brèche au bénéfice d’un “État prédateur” et d’une stratégie régionale de subversion pilotée par le régime islamique en Iran.
Cette érosion progressive de l’État de droit, des notions de bien public et de souveraineté territoriale est à l’origine de cet effondrement brutal dont le pays pâtit depuis plus de trois décennies. Loin d’être accidentelle ou adventice, cette anomie généralisée a déjà atteint "les paliers en profondeur", nommément ceux de la légitimité nationale, de la communauté civique et du bien commun. On se demande à juste titre en quoi consiste désormais la communauté nationale libanaise après sept décennies de guerres civiles et internationales, d’incivilités diffuses qui ont réduit en cendres tout sens d’appartenance nationale ou civique.
Les éclaircies erratiques de la révolution du Cèdre (2005) et de la rébellion civile (2019) ont fait long feu et renvoyé le pays à ses impasses historiques et au renouvellement du pouvoir discrétionnaire d’une classe politique faite d’usurpateurs sans scrupules, à l’affermage patrimonial et clientéliste de l’État, à la politique de domination chiite, et à la décomposition de l’hypothétique communauté nationale. L’instrumentation du territoire national par la politique de domination chiite et ses commanditaires iraniens ressortit aux ambiguïtés de la notion de territorialité étatique et des liens patriotiques et civiques qui devraient en émaner et la cimenter. L’islamisme chiite, au même titre que l’islamisme sunnite, est loin de s’accommoder des catégories de la souveraineté westphalienne et de ses contraintes normatives et institutionnelles.
Nous sommes face à une crise systémique qui remet en question la notion de territorialité et de souveraineté au bénéfice d’une notion impériale aux modulations mutantes qui, à défaut de servir de principe de structuration, demeure une source permanente de délégitimation et de contestation du processus étatique. La politique des “plateformes opérationnelles intégrées” opérée par le régime iranien a mis tout le système interétatique à feu en lui substituant un régime latent de guerres civiles. La contreoffensive israélienne d’après 2023 a non seulement détruit les plateformes opérationnelles, mais elle a enclenché une dynamique de recomposition géostratégique et politique dont le but est d’enrayer les empreintes idéologiques de l’islamisme et de redonner la voix aux revendications ethno-nationales, aux médiations étatiques et aux alliances sécuritaires et géostratégiques qui en relèvent.
Nous sommes en pleine phase de reconfiguration politique post-islamiste où de nouvelles dynamiques géostratégiques entrent en collision frontale avec les impérialismes chiites et sunnites représentés par l’Iran et la Turquie sur un arc moyen-oriental allant des confins de l’Iran jusqu’aux rives de la Méditerranée représentées par Chypre et la Turquie. Ces préfigurations stratégiques sont en état de mutation imprévisible.
La crise mortelle du régime iranien avance sur les décombres d’un récit islamique pourfendu par une société iranienne postislamiste dont les cadres de référence et les paramètres géopolitiques et géostratégiques renouent avec les indicateurs d’une communauté transatlantique et entièrement coupée des coordonnées de l’islam comme principe de structuration géopolitique et source de légitimation idéologique. C’est d’ailleurs la première société postislamiste qui rejette ouvertement le paradigme islamique et ses marqueurs idéologiques et stratégiques. Les États-Unis, de leur côté, se saisissent de cette dynamique souterraine déclenchée par la contreoffensive israélienne afin de recadrer les conflits en cours et leurs reconfigurations géopolitiques et recréer des instances d’arbitrage déjouant les islamismes et leurs opérateurs régionaux et leurs axes stratégiques et idéologiques, voire dans les démocraties occidentales.
Le foyer proche-oriental peut servir de nœud stratégique autour duquel vont s’articuler de nouvelles dynamiques tant idéologiques que stratégiques. La défaite de l’islamisme iranien, l’endiguement des islamismes sunnites turc et qatari, et la sanctuarisation des nouvelles mouvances géopolitiques en émergence peuvent servir de terrain d’entente entre les États-Unis, Israël et les adhésions potentielles qu’elles peuvent susciter au Proche-Orient. La défaite du Hezbollah et du Hamas, la sanctuarisation de la scène irakienne et syrienne, quels qu’en soient les aléas, finiront par créer un parcours propre. La mort programmée du régime iranien n’est plus une hypothèse extrinsèque à la société iranienne quels que soient les impondérables stratégiques qui lui sont rattachés. Nous avons affaire à une implosion concomitante aux dynamiques de reclassement stratégique en pleine évolution.




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