Le Fonds monétaire international (FMI) exerce des pressions pour l’adoption de la Gap Law comme condition sine qua non à l’octroi d’un accord de financement réformateur au gouvernement libanais ; et la radiation des capitaux propres des banques en est la première étape. Toutefois, si cette démarche satisfait le FMI, elle risque en pratique d’anéantir tout espoir de ramener des investissements vers le secteur bancaire, et son adoption, dans sa forme actuelle, pourrait consacrer l’économie du cash et l’économie informelle.
Dans le contexte de l’une des crises financières les plus complexes de l’histoire récente du Liban, la question des dépôts bancaires revient au premier plan du débat public, étant au cœur de l’effondrement et l’un de ses aspects les plus sensibles sur les plans économique et social. Après des années de gel des fonds des déposants, d’érosion de la confiance dans le secteur bancaire et de recul du rôle de l’État comme garant des droits, le gouvernement a présenté un projet de loi visant à «déterminer le sort des dépôts», le présentant comme un point essentiel pour traiter les pertes et rétablir l’équilibre financier.
Or, ce projet, censé constituer la pierre angulaire de toute stratégie de redressement réel, a suscité une large vague de réserves et d’interrogations, notamment quant au partage des pertes, à la détermination des responsabilités et au réalisme des mécanismes d’application proposés. Le texte reflète-t-il une lecture précise des causes et des origines de la crise? Repose-t-il sur des capacités financières réelles qui permettent sa mise en œuvre, ou se contente-t-il de repousser le problème sur de longues années sans garanties claires?
Dans ce contexte, l’économiste en chef de la Byblos Bank, Dr Nassib Ghobril, estime que le projet de loi «sur la détermination du sort des dépôts» annoncé par le gouvernement constitue une étape charnière dans le traitement de la crise financière. Cependant, dans sa version actuelle, il ne réalise pas l’objectif principal, à savoir rétablir la confiance; il contient au contraire des failles fondamentales liées aux responsabilités, aux capacités d’exécution et à l’équité entre déposants.
Le projet de loi et la responsabilité de l’État
Dans un entretien accordé à Houna Loubnan, Ghobril rappelle, que le gouvernement a annoncé un projet qui a nécessité un long temps de préparation et qui devait être achevé à la mi-2025, mais qui n’a abouti qu’en fin d’année. Il rappelle que ce n’est pas le premier en son genre: le gouvernement du Premier ministre Najib Mikati avait déjà préparé un projet similaire le 8 février 2024 et l’avait transmis au Conseil des ministres, mais il n’avait pas été étudié en raison du statut de gouvernement démissionnaire.
Ghobril émet des réserves quant à l’utilisation du terme «faille financière» dans le bilan de la Banque du Liban, car il laisse entendre que c’est elle qui porte la responsabilité du gaspillage. Alors que, selon lui, l’origine de la crise réside dans la mauvaise utilisation du pouvoir politique, la mauvaise gestion du secteur public, et des politiques financières et économiques centrées sur la fixation du taux de change et le financement des besoins de l’État, sans réformes structurelles, sans gouvernance ni gestion saine et transparente du secteur public et de ses institutions. Il ajoute que ce projet aurait dû constituer un «électrochoc positif» susceptible de rétablir une part de confiance dans les institutions publiques et le système financier; or, l’absence quasi totale de reconnaissance de la responsabilité de l’État et les formulations floues évitant tout engagement clair lui ont retiré ce rôle.
Mécanismes de remboursement des dépôts et liquidités disponibles
Le projet prévoit le remboursement des premiers 100 000 dollars pour chaque déposant, en numéraire et sur quatre ans, tandis que les montants supérieurs seraient traités par des instruments financiers de long terme, s’échelonnant entre dix et vingt ans, adossés aux actifs de la Banque du Liban.
Cependant, Ghobril souligne que le gouvernement impose un calendrier de paiement avoisinant 21 à 22 milliards de dollars sur quatre ans, sans procéder à une évaluation complète des liquidités disponibles ni à de véritables stress-tests permettant de vérifier la capacité de la Banque du Liban et du secteur bancaire à respecter cet engagement. En effet, la liquidité nette disponible pour l’ensemble du secteur bancaire ne dépasse pas 6,5 milliards de dollars, même en cas de vente de tous les actifs et filiales à l’étranger, pour des engagements qui excèdent 22 milliards. Quant à la Banque du Liban, elle disposerait d’environ 12 milliards de dollars de réserves liquides, dont 8 milliards constituent des réserves obligatoires – qui sont en réalité des dépôts des banques –, ce qui soulève des interrogations quant à la manière de les comptabiliser et à leur rôle réel dans le plan de remboursement.
La relation de l’État avec la Banque du Liban et les banques commerciales
Ghobril s’arrête sur l’absence d’engagement clair de l’État quant au remboursement de sa dette envers la Banque du Liban, estimée à environ 16,5 milliards de dollars hors intérêts et à 21 milliards avec intérêts. Il considère que le texte est «non contraignant», puisqu’il lie le remboursement au principe de soutenabilité de la dette publique, sans calendrier ni mécanisme définis. Il rappelle une disposition juridique essentielle figurant à l’article 13 du Code de la monnaie et du crédit, selon laquelle les placements des banques auprès de la Banque du Liban constituent des opérations commerciales indépendantes et sont des engagements de la banque centrale envers les banques commerciales; ils ne peuvent, en aucun cas, être inclus dans l’équation de restructuration de la dette publique.
Alors que le projet vise les actionnaires et directeurs de banques et leur impose de rapatrier les dépôts transférés à l’étranger après avril 2019, Ghobril relève des exceptions surprenantes concernant les dépôts transférés après octobre 2019 pour des motifs commerciaux, éducatifs ou de santé; ce qui constitue, selon lui, une violation manifeste du principe d’égalité entre les déposants.
L’or: alternative pour restaurer la confiance
Ghobril souligne que la valeur des réserves d’or a augmenté d’environ 26 milliards de dollars entre 2019 et fin 2025. Il propose une alternative qui ne repose ni sur la vente ni sur la liquidation de l’or, mais plutôt sur la valorisation de sa hausse via des instruments financiers internationaux susceptibles de fournir une liquidité immédiate pouvant atteindre 12 milliards de dollars, à condition d’être approuvée par un vote explicite au Parlement.
Il ajoute qu’il existe des plans alternatifs de remboursement des dépôts, plus réalistes et porteurs d’un véritable choc positif: la Banque du Liban verserait 20% des dépôts à tous les déposants en une seule fois, tandis que le reste serait échelonné sur cinq à sept ans et réparti à parts égales entre les banques et la Banque du Liban. Une telle approche, selon lui, permettrait de recréer un choc positif et de restaurer la confiance perdue.
Les syndicats, les caisses de retraite et le FMI
Ghobril critique par ailleurs le flou qui entoure le texte actuel concernant les fonds des syndicats et des caisses de retraite, soulignant qu’il s’agit de droits propres qu’il est inadmissible d’ignorer ou d’y porter atteinte.
Concernant le FMI, il estime que ce dernier fait pression pour l’adoption du projet de loi comme condition essentielle à la conclusion d’un accord de financement réformateur avec le gouvernement libanais, et requiert l’effacement des capitaux propres des banques comme première étape. Mais Ghobril avertit que ce processus, même s’il satisfait le FMI, pourrait en réalité annihiler toute possibilité d’attirer de nouveaux investissements vers le secteur bancaire.
Il conclut par une mise en garde: l’adoption du texte dans sa version actuelle risquerait de consacrer l’économie du cash et l’économie informelle, détruisant ce qui reste d’une structure financière organisée.



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