Dans nos sociétés modernes, la domination n’opprime plus par la force, mais séduit par le plaisir et la promesse du bonheur. Cet article interroge la «douce dictature» du socioéconomique, qui capte le désir et façonne nos existences.
Toutes les formes de domination ne s’exercent pas avec brutalité. Certaines adoptent la douceur. Ces dernières ne contraignent pas par la force, mais par la séduction. Elles ne se présentent pas comme des régimes autoritaires, mais comme des promesses de liberté. Le fonctionnement socioéconomique contemporain appartient à cette catégorie de tyrannies feutrées. Il emballe les individus dans un univers de plaisirs, de jouissances et de satisfactions immédiates, tout en les privant de leur capacité à penser, à désirer et à ressentir par eux-mêmes. Cette dictature douce ne se vit pas comme une oppression, mais comme une légitimité. Elle ne réprime pas, elle incite. Elle ne dit pas «tu dois», mais «tu peux», mais ce «tu peux» devient aussitôt un «tu dois» latent, une injonction à jouir, à se conformer, à encourager l’addiction.
Freud a montré que le désir humain est structuré par le manque, qu’il naît d’une béance originaire que rien ne peut combler. Lacan, prolongeant cette démonstration, a insisté sur le fait que le désir est toujours désir de l’Autre, qu’il se constitue dans le langage, dans le regard, dans la reconnaissance. Le sujet est donc condamné à chercher sans cesse ce qui lui échappe, à courir après un objet qui se dérobe. Le capitalisme néolibéral a su transformer cette structure en moteur économique. Il a compris que le manque constitue une ressource inépuisable. Il fabrique ainsi des objets qui se présentent comme des réponses à ce manque, tout en s’assurant qu’ils ne pourront jamais le combler. Ainsi, le désir est transmué en besoin capté, orienté, exploité. Le consommateur croit acheter un produit, mais il achète en réalité une prédiction, celle du bonheur, de la jeunesse, de la force, de la reconnaissance. Et cette promesse, toujours déçue, en appelle encore une nouvelle, dans une spirale infinie.
Prenons l’exemple du smartphone. À chaque nouvelle version, la publicité promet une nouvelle satisfaction plus fluide, plus connectée, plus performante. L’objet n’est pas seulement un outil, il devient un signe de distinction, une identité. Celui qui ne possède pas le dernier modèle se sent marginalisé, presque exclu. Le désir est ainsi orienté vers le prestige, vers l’image de soi à laquelle l’objet renvoie. Le produit devient un miroir narcissique, un fétiche qui condense le fantasme d’un moi idéal. Mais dès que l’objet est acquis, la jouissance s’évanouit. Le manque réapparaît, et avec lui la nécessité d’un nouvel achat.
Cette logique ne se limite pas aux objets technologiques. Elle s’étend à tous les domaines de l’existence, la mode, la beauté, le voyage, la gastronomie, le sport, la culture. Chaque secteur invente sans cesse de nouveaux besoins, de nouvelles normes, et, toujours, de nouvelles promesses. La crème anti-âge ne vend pas seulement une peau plus lisse, mais l’illusion d’une jeunesse éternelle, la négation du vieillissement, le déni de la mort. Le séjour dans une île paradisiaque ne vend pas uniquement un paysage, mais l’idée d’une existence sans souci, d’un bonheur total. Le 4×4 rugissant ne vend pas simplement un moyen de transport, mais une puissance phallique, mais qui s’avère illusoire. Dans tous les cas, l’objet est moins important que le récit qui l’accompagne. Ce récit fonctionne comme un mythe moderne, un conte qui dit au consommateur: «Ton existence sera bien plus plaisante si tu possèdes cet objet.»
Mais cette promesse est insidieuse, car elle repose sur une idéologie positiviste qui refuse son contraire. Dans cette vision du monde, la tristesse, la mélancolie, la peur, la maladie, la mort sont des anomalies à effacer de la mémoire, des failles à réparer. Le sujet est sommé d’être heureux, performant, optimiste. Le malheur devient une faute, une faiblesse, voire une pathologie. Celui qui souffre est invité à consommer pour oublier, à se distraire pour ne plus penser, à se remplir pour ne pas sentir le vide. La douleur n’est plus une expérience humaine, mais un dysfonctionnement à corriger. Le deuil doit être abrégé, la solitude doit être effacée, l’angoisse doit être anesthésiée. Tout ce qui rappelle la fragilité humaine est refoulé, remplacé par des produits, des substances, des expériences, des divertissements.
Ce refoulement du tragique existentiel produit des effets paradoxaux. Plus le sujet est sommé d’être heureux, plus il se sent coupable de ne pas l’être. Plus il consomme pour combler son vide, plus ce vide s’approfondit. Plus il cherche la jouissance, plus il rencontre la frustration. La société de consommation fabrique ainsi des individus épuisés, anxieux, dépressifs, qui ne comprennent pas pourquoi ils ne parviennent pas à atteindre le bonheur promis. Ils sont pris dans un engrenage qui les dépasse. Leur souffrance est le symptôme d’un système qui instrumentalise le désir tout en niant la subjectivité.
Dans ce contexte, toute pensée critique devient un danger. Car penser, c’est risquer de percer l’illusion, de démasquer la promesse, de refuser la norme imposée. Le système préfère des individus soumis, conformes, modulables. Il leur offre des opinions préfabriquées, des affects standardisés, des conduites normées. Le rôle central confié aux réseaux sociaux est de modeler les désirs, d’orienter les choix, de prescrire des conduites. L’algorithme ne se contente pas de montrer ce que l’on aime, il fabrique ce que l’on doit aimer. Il ne reflète pas le désir, il le produit et le transforme en besoin. Le sujet croit choisir, mais il est choisi. Il croit penser, mais il est pensé. Il croit être libre, mais il est programmé.
Pourtant, le sujet ne peut se réduire uniquement à un consommateur. Il est traversé par des pulsions, des conflits, des fantasmes qui échappent à la logique marchande. Il est un être de parole et de manque. Et ce manque, loin d’être une pathologie, est ce qui le rend humain. Vouloir le combler par des objets, c’est nier sa subjectivité, c’est le transformer en machine à jouir. Alors que la jouissance marchande est une imposture. Elle promet l’extase, mais ne livre que la dépendance. Elle se présente comme une libération, mais enferme dans une logique de captivité.
Il est donc urgent de proclamer que la tristesse, le doute, la fragilité ne sont pas des failles à réparer, mais des dimensions essentielles de l’existence. Elles rappellent au sujet sa finitude, sa vulnérabilité, sa singularité. Elles ouvrent un espace de pensée, de création, de résistance. Refuser la dictature du bonheur illusoire, c’est accepter de ne pas dire «tout va bien» alors que tout va mal, de ne pas tout posséder, de ne pas tout contrôler. C’est revendiquer la liberté de désirer autrement, de rêver au-delà, de penser contre et de vouloir toujours néanmoins le bonheur.
La douce dictature du socioéconomique ne pourra se fissurer que par la parole. Une parole qui dit le manque, qui assume les tragédies, qui revendique le droit à la tristesse. Une parole qui refuse d’être colonisée par les slogans, les images, les récits publicitaires. Une parole qui pense, qui doute, qui rêve, qui ne se laisse pas enchaîner, une parole, en définitive, qui ose la vie.




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