Dans certaines régions du Liban-Sud, notamment à Jezzine, Marjeyoun ou Rmeich, les zones à majorité chrétienne jouxtent directement des localités où le Hezbollah exerce une influence prépondérante.
Ces espaces de proximité communautaire, où se confondent réseaux municipaux, structures sociales et acteurs partisans, reflètent une réalité sociopolitique solidement ancrée. Une réalité née d’un enchevêtrement de considérations géographiques, communautaires et institutionnelles, mais aussi du recul progressif de l’État et de la nécessité de maintenir un minimum de stabilité locale.
Or, aujourd’hui, et depuis le déclenchement du front sud par le Hezbollah en octobre 2023, en soutien au Hamas, le fragile équilibre dans lequel coexistaient, des décennies durant, les villages maronites et chiites du Hezbollah, est mis à rude épreuve. Depuis, les tensions s’accumulent entre les deux principales communautés de ces régions, notamment au Liban-Sud, non pas sur des bases confessionnelles, mais autour d’une même question : jusqu’où doit aller la guerre et à quel prix ?
Rappelons, à cet égard, que les échanges virulents, en avril 2024, entre le patriarche maronite, Béchara Raï, et le mufti jaafarite, Ahmad Kabalan, en sont le reflet le plus visible. Alors que le patriarche dénonçait une guerre qui a « aggravé la tragédie économique, commerciale, agricole, financière et éducative » du pays, le dignitaire chiite, proche du Hezbollah, lui a répondu que « ce que font la résistance et la population du Sud, c’est de la défense stratégique, afin que Netanyahou ne boive pas son thé à Baabda ».
Des propos qui avaient alors fait suite à un incident qui s’était produit, en mars 2024, à Rmeich, localité chrétienne située à quelques centaines de mètres de la frontière israélienne. À l’époque, des habitants avaient empêché un groupe armé, présumé affilié au Hezbollah, d’installer une rampe de lancement de roquettes à proximité du village. Si la formation chiite a rapidement démenti toute implication, l’incident a ravivé d’anciennes appréhensions et mis en lumière la lassitude d’une population qui se sent prise au piège d’un conflit sans issue.
D’autant plus qu’en 2006, un accord tacite avait été conclu : le Hezbollah s’engageait à ne pas tirer depuis les villages chrétiens, en échange d’une neutralité bienveillante de ces derniers. Cela avait permis d’éviter le pire, selon certains observateurs qui signalent toutefois que les alliances politiques ont désormais changé et la confiance s’est effritée.
En effet, la rupture entre le Courant patriotique libre (CPL) et le Hezbollah, après près de deux décennies d’entente stratégique, a modifié la donne. Les prises de position récentes (et tardives) de Gebran Bassil, chef du CPL, contre « l’unité des fronts » (chère à l’axe pro-iranien) ont contribué à accentuer la distance entre les deux bases populaires au Sud. On rappelle, à cet égard, que le 6 février 2006, au lendemain de la guerre de juillet de la même année qui a opposé le Hezbollah à Israël, la fameuse entente de Mar Mikhaël est conclue entre le CPL et le Hezbollah, remodelant ainsi les équilibres politiques nationaux. Aujourd’hui, plus rien (ou presque) ne reste de cet accord.
Coexistence forcée et économie de survie
Si les divergences politiques ont contribué à creuser le fossé entre les deux formations politiques, les relations quotidiennes entre villages chrétiens et chiites reposent toujours sur une interdépendance socio-économique.
Les échanges agricoles, les commerces frontaliers et les réseaux de travail restent intacts. Dans les zones où l’État s’est effacé en termes de justice, de santé et d’infrastructures, le Hezbollah s’est imposé comme un acteur de substitution. Ses institutions sociales, telles que Jihad al-Bina et la Société islamique de santé, gèrent plus de 80 dispensaires dans le Sud et la Békaa, dont plusieurs situés dans des localités à majorité chrétienne. Des chiffres relayés par des ONG locales indiquent que près de 10 % des bénéficiaires de ces structures ne sont pas chiites.
Si ces services, souvent mieux équipés et plus accessibles que ceux de l’État, participent à la continuité du tissu socio-économique local, ils ancrent aussi une dépendance croissante. Ainsi, régler un litige via les réseaux de la formation chiite plutôt qu’un tribunal officiel, se soigner dans ses cliniques, ou obtenir des aides sociales de ses associations devient monnaie courante.
Dans certaines municipalités mixtes, des projets de routes, d’éclairage ou d’irrigation ont été menés conjointement entre des institutions chrétiennes et des réseaux proches de la formation chiite. Ces initiatives contribuent à normaliser une forme de cohabitation fonctionnelle, perçue comme un gage de stabilité locale, tant pour les uns que pour les autres.
« Ici, nos réalités sont différentes qu'ailleurs au Liban : on vit côte à côte, on partage les mêmes routes, les mêmes sources d’eau, les mêmes soucis », confie-t-on, à Ici Beyrouth, de source locale.
Les habitants insistent, par conséquent, sur leur volonté d’éviter tout glissement vers un conflit communautaire. « Ce n’est pas une guerre entre chrétiens et chiites », assure-t-on de même source. « C’est un désaccord sur la pertinence de la guerre actuelle. Nous voulons la paix, pas la division », ajoute-t-on.
Pour beaucoup de chrétiens vivant dans ces zones, la relation au Hezbollah n’a donc rien d’un choix idéologique. Elle relève plutôt d’un pragmatisme de survie. Dans un pays fragmenté, où l’État s’effondre et où les institutions vacillent, cohabiter avec le Hezbollah devient une “nécessité”. Mais cette cohabitation a un coût.
La première monnaie d’échange est l’autocensure : on évite de parler politique, de critiquer la formation, même entre voisins. Puis vient l’érosion de la souveraineté. « Quand on s’adresse aux structures parallèles du Hezbollah pour résoudre un problème, on renforce malgré soi un système qui supplante l’État », souligne-t-on de source susmentionnée. Enfin, c’est la dépendance sociale qui s’installe, selon cette même source : aides alimentaires, soins médicaux, bourses scolaires… Autant de filets de sécurité distribués par le Hezbollah et ses organisations satellites, qui remplacent progressivement les services publics absents. « On est devenus des citoyens de seconde zone », résume un habitant de Jezzine. « Obligés de composer avec une force qui ne nous représente pas, mais qui a remplacé l’État », note-t-il.
Le Hezbollah à la croisée des chemins
De fait, le Hezbollah, aujourd’hui et plus que jamais conscient du danger que représenterait une rupture avec la population chrétienne du Sud, tente d’entretenir un climat de retenue. Comment ? En promettant de contribuer à la reconstruction et au développement des villages du Sud, y compris les localités chrétiennes, grâce à des financements iraniens qui seraient mobilisés dès la fin des hostilités. Une promesse perçue par certains comme un « prix de consolation », après des mois de pertes humaines et matérielles. Toutefois et pour de nombreux habitants, le temps des compensations matérielles ne suffira pas à restaurer la confiance. Dans cette région où les plaies des guerres passées n’ont jamais complètement cicatrisé, l’équilibre communautaire repose sur un fil ténu, celui de la survie et du bon sens partagé.




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