
Six ans après les premières étincelles de la contestation du 17 octobre 2019, le Liban regarde dans le rétroviseur et peine à retrouver le souffle d’espoir qui avait, un instant, fait croire à une renaissance nationale. Ce qui devait être un sursaut populaire pour renverser un système corrompu s’est mué en désillusion amère, une succession d’occasions manquées et de luttes internes, jusqu’à devenir un outil entre les mains d’une “élite nouvelle”, issue de la société civile mais souvent motivée par des calculs personnels, idéologiques ou étrangers à la réalité libanaise.
En octobre 2019, le Liban était à bout de souffle. Des décennies de corruption, de clientélisme et de mauvaise gouvernance avaient conduit le pays au bord de l’effondrement. L’annonce d’une taxe sur les appels WhatsApp a servi d’étincelle : des centaines de milliers de Libanais, de toutes confessions, sont descendus dans la rue, criant leur colère contre la classe politique.
Les slogans étaient porteurs d’une énergie inédite : « Kellon yaani kellon », « Tous, veut dire tous », un cri de rejet total du système sectaire. Pour la première fois, le discours national semblait dépasser les clivages confessionnels. Les images de jeunes manifestants unis sous le drapeau libanais avaient alors fait le tour du monde.
Mais très vite, les fractures sont apparues. Derrière la façade d’unité, la révolution s’est révélée être un patchwork de revendications contradictoires. D’un côté, des citoyens sincères, réclamant un État de droit et des institutions fortes. De l’autre, des groupes idéologiquement marqués, souvent issus de la gauche ou d’ONG financées par l’étranger, qui ont cherché à orienter le mouvement vers des causes qui dépassaient les urgences du peuple libanais.
Le piège de la société civile “organisée”
Le mot “société civile” est rapidement devenu le symbole d’une nouvelle légitimité. Mais derrière ce label se voulant séduisant s’est constituée une classe d’acteurs politiques autoproclamés, souvent déconnectés du terrain, parlant le langage des bailleurs internationaux plutôt que celui des Libanais.
Beaucoup de figures issues du 17 octobre se sont par la suite présentées comme “alternatives” lors des élections législatives de 2022. Elles promettaient un changement radical, un État laïque, des réformes structurelles, la fin du clientélisme et de la corruption. Mais une fois au Parlement, ces nouveaux élus se sont retrouvés incapables de proposer un projet commun. Leurs divisions internes ont éclaté au grand jour, révélant un vide stratégique et idéologique.
Plus grave encore, certains ont cherché à s’imposer comme les porte-parole d’un Liban “progressiste”, en rupture totale avec l’équilibre social et géopolitique du pays. Sous couvert de modernité et de transparence, ils ont souvent défendu des positions alignées sur des courants étrangers ou sur des causes internationales sans lien avec les priorités libanaises.
Ce glissement a été perçu par une grande partie de la population comme une trahison du mouvement initial. Au lieu de s’attaquer à la corruption réelle, ces nouveaux acteurs ont déplacé le débat vers des luttes idéologiques : féminisme radical, débats identitaires, discours antireligieux, ou encore hostilité de principe envers toute forme d’autorité traditionnelle.
Des agendas opportunistes sous le masque du changement
Ce qui devait être une révolution citoyenne s’est transformé en tremplin politique. Plusieurs visages du 17 octobre ont trouvé dans la contestation une opportunité de carrière. Certains ont fondé des ONG bénéficiant de financements internationaux, d’autres ont intégré des cercles diplomatiques ou médiatiques, devenant les porte-étendards d’un Liban “nouveau”, un Liban qui, paradoxalement, s’éloigne de ses réalités locales.
Là où le peuple attendait des solutions concrètes, une réforme de l’électricité, de la justice, des infrastructures, une lutte réelle contre la corruption, il n’a reçu que des conférences, des slogans creux et des divisions. Ces figures autoproclamées de la société civile ont souvent préféré combattre entre elles plutôt que de s’unir pour affronter le système qu’elles dénonçaient.
Le résultat est cruel : aucune réforme structurelle n’a vu le jour. La crise économique s’est aggravée, le pouvoir d’achat a fondu, la livre s’est effondrée, et l’État, principal responsable de cette crise systémique, est resté paralysé. Pendant ce temps, ceux qui prétendaient représenter la voix du changement se sont installés dans le confort des plateaux de télévision et des think tanks internationaux.
Une révolution sans peuple
L’un des échecs majeurs du 17 octobre a été sa déconnexion progressive des classes populaires. Alors que le mouvement avait commencé comme une révolte du peuple contre une élite corrompue, il a vite été accaparé par une élite nouvelle, mais tout aussi éloignée des réalités du pays profond.
Dans les villages du Sud, dans la Békaa ou à Tripoli, le discours des militants urbains de Beyrouth résonnait comme un langage étranger. Le peuple, confronté à la faim et à l’effondrement des services publics, ne se reconnaissait plus dans les priorités “progressistes” de ces nouveaux visages de la société civile. Le fossé s’est creusé, et le mouvement a perdu sa base.
En quelques mois, la rue s’est vidée. Les grandes foules ont disparu, remplacées par des tables rondes et des séminaires. Le rêve d’un Liban uni contre la corruption a laissé place à un combat idéologique entre factions prétendant chacune incarner la “vraie” révolution.
Le 17 octobre se voulait une alternative au système confessionnel. Six ans plus tard, le système est toujours là, affaibli, certes, mais intact. La classe politique traditionnelle a résisté à la tempête, laissant passer l’orage et profitant de la désunion de leurs adversaires. En face, les représentants du “changement” n’ont pas réussi à se constituer en force cohérente. Pire : certains se sont retrouvés à pactiser avec les mêmes partis qu’ils dénonçaient hier, au nom du “réalisme politique”. L’illusion a pris fin brutalement.
Leçons d’un désenchantement
L’échec du 17 octobre ne tient pas seulement aux manipulations extérieures ni aux trahisons internes : il révèle une faille plus profonde dans la société libanaise elle-même. Le Liban a voulu croire qu’un simple élan populaire pouvait remplacer un système enraciné depuis la guerre civile, sans projet de gouvernance, sans leadership, sans compréhension du rapport de forces régional.
Dans le fond, le mouvement du 17 octobre a été victime de son propre romantisme. Il a cru qu’une génération connectée, diplômée pouvait refonder le pays sur la base de slogans et de hashtags. Mais la réalité libanaise, communautaire, économique, géopolitique, ne se plie pas à la logique des réseaux sociaux.
Aujourd’hui, le 17 octobre n’est plus qu’une date symbolique, évoquée chaque année avec une nostalgie teintée d’amertume. Ses figures les plus visibles se sont institutionnalisées, intégrées au système ou marginalisées. Le peuple, lui, n’y croit plus. Pourtant, au-delà des illusions et des dérives, ce mouvement aura au moins eu le mérite de révéler l’ampleur du désespoir libanais. Il a montré que le pays veut un changement, mais qu’il ne peut venir ni d’une rue manipulée ni d’une élite opportuniste. Le renouveau viendra peut-être un jour, mais il viendra d’une conscience collective enracinée, pas d’une mode passagère ni d’un slogan.
En définitive, le 17 octobre restera comme un moment d’ivresse nationale, une illusion d’unité, une promesse trahie, un rêve qui s’est dissous dans les ambitions et les agendas de ceux qui prétendaient le servir.
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