
Combien de jours, papa? 20, je crois!
Non, en semaines, combien? Trois semaines, à peu près.
Je dois me la jouer parent faussement responsable. Mais mon esprit vagabonde, si les années ont eu raison de mon insouciance, mes rêveries me plongent constamment dans la belle futilité de l’écolier en vacances, c’est mon trésor caché, la solidarité discrète avec mes enfants. Je posais la même question à ma maman, elle comptait maladroitement sur ses doigts et trichait bien sûr, je la voyais tricher, ajouter des jours par ci, par là, mais je faisais semblant d’y croire, pour ne pas la décevoir.
Au Liban, les choses comptent au-delà des divergences, la terre comme une histoire qui se transmet, la nourriture signe incontestable de santé, les études preuve que l’intelligence est la ressource du bonheur. Ces richesses intemporelles sont la marque d’un combat continu qui défie les crises, les guerres, la destruction et la mort. La culture de la terre et la culture de l’esprit.
Lorsque je regarde mes deux enfants, des réminiscences égocentriques me projettent dans la petite voiture de mon père qui me déposait à l’école sous le bruit subtil des tirs solitaires, je lui disais que j’avais mal au ventre, il me croyait par amour, mais il savait que ce n’était pas vrai; je me rappelle l’avoir vu plusieurs fois à travers le grillage noir de la cour, un sourire mélancolique aux lèvres, les yeux brillants, comme pour me dire, cette prison est ta délivrance, ce grillage n’est qu’une illusion. Avec le recul abominable de l’histoire éphémère d’une vie, j’aurais voulu courir, poser mes petits doigts sur les losanges noirs du métal qui nous séparait et lui dire: «Je comprends tout ça maintenant». Il n’est plus là pour m’entendre, la pellicule est détruite.
Mon père était élève du lycée, j’étais élève du lycée, mon frère était élève du lycée, nous avons eu la chance d’avoir tous les trois la même maîtresse, Madame Leroux, personnage hautement romanesque, droite comme un I, autoritaire et attachante, au service de l’enseignement en temps de paix comme en temps de guerre. Elle reste pour moi l’archétype de la transmission scolaire, car de mes années au lycée, je ne retiens que le courage de toutes ces personnes qui, au péril de leur vie, m’ont permis d’écrire ces mots.
Nous habitions sur la ligne de démarcation, honteuse ligne qui nous faisait croire que l’ennemi était à quelques mètres, alors que le véritable démon se trouvait logé au fond de chacun d’entre nous. Un café aurait pu nous réconcilier, mais nous n’étions que des enfants perdus dans les méandres obscurs des abris de fortune, comment aurions-nous pu parler aux romantiques des mitraillettes manipulés par les romantiques de la géopolitique?
L’Histoire est souvent faite d’occasions manquées. Pour cette rentrée parfois douloureuse, mes deux enfants, ne manquez pas votre Histoire, avec les amitiés inconditionnelles de tout bord qui seront aussi votre richesse, tout autant que la nourriture, la terre et le savoir.
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