Victoires
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Le monde entier vit dans la hantise des défaites, nous Libanais vivons dans la hantise des victoires. Victoires à la Pyrrhus puissance 100, mais victoires éclatantes pour les cerveaux lessivés qui les célèbrent, victoires qu’il faut inscrire au patrimoine national des jours fériés, ils s’y imposent aussi évidemment que le 8 mai 1945 pour la France ou le 21 octobre 1805 pour le Royaume-Uni.

Ainsi voguons-nous de victoire en victoire, Libanaises et Libanais de plus en plus quart-mondistes, de plus en plus appauvris, de plus en plus veules, de plus en plus empyreumatiques. Nos victoires? Le 25 mai 2000, à la suite de sa déclaration d'intention de mettre en œuvre la résolution 425 du Conseil de sécurité de l’ONU du 1er avril 1998, et après l'effondrement de l'armée du Liban-Sud face à un assaut du Hezbollah, Israël a déclaré le 24 mai 2000 qu'il se retirerait de son côté de la frontière désignée par l'ONU, la Ligne bleue, 22 ans après l'approbation de la résolution 425. L'équipement et les positions de l'armée du Liban-Sud sont en grande partie tombés entre les mains du Hezbollah. Depuis, le Liban célèbre annuellement le 25 mai, jour de la Libération, comme une fête nationale, suprême incohérence et suprême manque de logique, car si le Liban est libéré, quelle est la justification des armes illégales du Hezbollah, et s’il ne l’est pas, pourquoi et que célébrer?  Puis, nous voilà en 2006, peuple de gueux se prenant pour Crésus et de néo-Crésus issus de gueux, mais de nouveau victorieux. La guerre éclate. Le conflit israélo-libanais de 2006 ou guerre des 33 jours, connue au Liban comme la guerre de Juillet (Harb Tammouz), un épisode du conflit israélo-arabe, est une guerre qui oppose Israël au Liban, en fait au Hezbollah, lors de l'été 2006. Le conflit débute le 12 juillet 2006: tirs de roquettes héroïques contre le territoire israélien suivis de l’envoi en Israël d'un commando du Hezbollah qui tue des soldats et en kidnappe d'autres. Conséquence: larmée israélienne lance une offensive terrestre au Liban et y bombarde plusieurs points vitaux (centrales d’électricité, ponts, aéroport, industries), paralysant son économie. Bilan: environ 100 morts et 400 blessés, exode de près d’un million de personnes et appauvrissement de tout le pays. Mais victorieux, nous le sommes, comme d’habitude.

Après plus de 33 jours de combats, une trêve correspondant à la résolution 1701 de l’ONU intervient le 11 août 2006. Énumérons de nouveau les conséquences glorieuses de cette opération du côté libanais: plus de mille morts civils dont 30% d'enfants de moins de 12 ans; plus d'un million de réfugiés; la majorité des infrastructures du pays détruites; de nombreux quartiers résidentiels rasés; une marée noire en Méditerranée; des opérations destructrices et meurtrières dans plusieurs villages du Sud. Israël explique que le Hezbollah a sa part de responsabilité dans tout cela du fait qu’il se cache parmi les civils qu'il utilsie comme bouclier humain. Jacques de La Palice n’aurait pas dit mieux. Et nous voilà au 8 octobre 2023, au lendemain de l’attaque lancée par le Hamas contre Israël à partir de la bande de Gaza. Sans hésitation, Hezbollah fonce tête baissée dans ce conflit, sans consultation aucune avec ses compatriotes, toujours aux ordres de son maître, son inspirateur sur la terre comme au ciel: l’Iran. Cette fois-ci, il est clair qu’Israël s’est pleinement préparé à cette confrontation avec le Hezbollah. La minutie de leurs informations, la précision de leurs frappes, l’hécatombe humaine, les tirs parfaitement ciblés sur les tunnels et caches d’armes, le démantèlement des infrastructures du Hezbollah, de sa hiérarchie, de ses communications, la connaissance des coins et des recoins des villages du Liban-Sud, le relevé topographique détaillé desdits villages, tout cela a des conséquences désastreuses pour le Liban. De nouveau plus d’un million de déplacés, au début de la débandade dormant souvent dans les rues sur des matelas de fortune, des villages entiers rasés, la banlieue sud de Beyrouth en cendres, des milliers de tués, des milliers de blessés, des milliers de jeunes quittant le Liban, des centaines de commerces qui ferment, pour enfin aboutir à un cessez-le-feu signé par le gouvernement du Hezbollah, qui comme d’habitude signe puis torche sa signature, s’octroyant les privilèges des vainqueurs, car victorieux, ils le sont évidemment. Avec, pour couronner cette victoire, la demande que le 26 janvier, jour du retour des habitants dans certains villages du Liban-Sud, soit décrété jour de célébration nationale. Une victoire de plus.

Jean-Baptiste Andrea écrit dans son roman, prix Goncourt 2023, parlant de la génération du début du vingtième siècle: “…Ce monde-là est mort. Il est mort mais il bouge encore, parce que personne ne lui a dit qu’il était mort. C’est pour cela que c’est un monde dangereux”. C’est ce courage dont nous avons urgemment besoin. Celui de crier haut et fort que le monde de la pseudo-résistance est mort, perdant dans tous ses choix. Qu’il y a des vaincus: eux. Et que dans la vie, il y a les chimères, mais surtout la réalité, amère pour eux, il est vrai, mais réalité indéniable. Cette réalité ce sont des centaines de morts, des centaines de blessés, des milliers d’habitations détruites, des villages rasés, explosés ou brûlés, des dizaines de milliers de déplacés, un parti de fous militairement, financièrement et humainement disloqué, avec à la clef un pays exsangue et divisé, sa population ruinée et à bout, à bout de tout, de patience, de souffle, d’empathie et de moyens. Jérusalem est toujours la capitale de l’État d’Israël, Gaza est en cendres et en poudre, Hezbollah ne l’a aidée en rien, le Liban-Sud est un champ de bataille dévasté, l’Iran a abandonné le Hezbollah tel un boulet trop lourd, Bachar Assad n’est plus. Où est la victoire?

Il faut définitivement abandonner la langue de bois, ce langage politique hypocrite qui nous a menés là où nous sommes. Non, ils ne sont pas victorieux, ils sont lourdement perdants. Non, ce n’est pas normal de devoir reconstruire chaque dix à quinze ans tout ce que nous avons patiemment et assidument réalisé. Non, ce n’est pas normal de devoir régulièrement émigrer, d’ouvrir fermer rouvrir puis refermer des institutions, des boutiques, des restaurants, des hôtels. Non, ce n’est pas normal de subir des pertes accablantes causées par une politique menée par des fanatiques qui, par la terreur ou la corruption, font faire à une classe politique pourrie tout ce qu’ils veulent. Non, ce n’est pas normal que des centaines de milliers de déposants petits, moyens et grands voient partir en fumée un modeste pactole ou une fortune consistante, amassés au cours d’années de travail honnête et continu, d’assister impuissants à cette débâcle bancaire dont les coupables sont connus, mais intouchables. Non ce n’est pas anormal d’en avoir ras le bol, de vouloir garder ses enfants avec soi dans le même pays, de vouer ces illuminés aux gémonies. Non, ce n’est pas anormal de vouloir un pays propre dans tous les sens du mot. Oui, il est impératif que l’état sévisse, qu’il impose son autorité, sinon, jungle pour jungle, autant que chacun ait la sienne, au moins les portraits géants d’assassins et de traîtres sur nos routes nous seront épargnés, au moins saurons-nous à quoi nous en tenir. Quand elle est utopique, victoire rime avec dérisoire.

Reste toutefois une étincelle de lucidité dans les recoins embrumés de leurs cerveaux puisqu’ils ressentent le besoin d’affirmer leur présence et leur puissance par ces filés sous-développés et sauvages, ces hordes de motocyclistes arborant fièrement leurs drapeaux jaunes et verts, mais jamais, jamais le drapeau libanais

Je rêve de défaites, de défaites à la Wagram, Austerlitz, Iéna ou Eylau, ou encore à la Midway ou à la El-Alamein. Ce serait un changement bénéfique et une rectification de vocabulaire indispensable. Pour tout le monde. Parce que les mots ont un sens, et les actes des conséquences. Et parce que l’impunité a assez duré.

 

 

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