
Mercredi, le gouvernement libanais a annoncé une offensive contre l’un des symboles les plus visibles de la faillite du secteur public de l’électricité: les générateurs privés. Lors d’une réunion ministérielle présidée par le Premier ministre, Nawaf Salam, un délai maximal de quarante-cinq jours a été fixé aux exploitants pour se conformer aux normes légales et environnementales. Passé ce délai, les contrevenants risqueront des amendes, la saisie de leurs appareils, voire des poursuites judiciaires.
Une circulaire signée le soir même par Nawaf Salam impose l’installation obligatoire de compteurs électroniques certifiés et de filtres respectant les spécifications techniques, ainsi que le respect strict de la tarification fixée par le ministère de l’Énergie et de l’Eau. Elle rappelle également les principales lois en vigueur: celles relatives à la protection de l’environnement (2002, 2018, 2020), à la tarification des générateurs et à la protection des consommateurs (2005, 2011, 2019), ainsi que les normes de sécurité et de prévention des incendies dans les bâtiments (2012).
Entre coûts élevés, pollution et inégalités, quel bilan dresser du secteur des générateurs privés au Liban?
Un secteur tentaculaire et lucratif
Selon Human Rights Watch (HRW), le marché informel des générateurs diesel au Liban représente environ 3 milliards de dollars par an. Entre 33.000 et 37.000 appareils seraient en fonctionnement dans tout le pays.
Avant la crise économique qui a frappé le Liban à partir d’octobre 2029, les générateurs privés fournissaient jusqu’à 40% des besoins en électricité des ménages. Depuis, leur utilisation a fortement augmenté, mais aucun chiffre officiel n’est disponible à ce jour.
Selon l’étude de HRW, menée auprès de plus de 1.200 foyers entre novembre 2021 et janvier 2022, le ménage moyen ne recevait un approvisionnement public par l’Électricité du Liban (EDL) que pendant 10% de la journée, soit environ 2 à 3 heures. Avant la crise, les répondants à l'enquête se rappelaient recevoir en moyenne environ 12 heures d'électricité d'EDL par jour.
Le secteur emploie environ 13.200 personnes, dont 4.200 dans l’importation et la distribution de carburant, 2.000 dans la vente et l’entretien des générateurs, et 7.000 dans la distribution locale.
Avant la crise, le revenu mensuel moyen d’un générateur de 500 kVA, qui représente plus de 70% du parc, se situait entre 17.000 et 22.000 dollars, soit près de 240.000 dollars par an. Les mégagénérateurs pouvaient générer jusqu’à 211.000 dollars par mois.
Ces profits colossaux nourrissent un réseau informel de pouvoir et d’influence, dans lequel se mêlent propriétaires de générateurs, importateurs de diesel et acteurs politiques, formant une véritable «mafia» qui protège ses intérêts et freine toute réforme.
Factures salées et inégalités croissantes
L’enquête de HRW montre que le coût moyen d’un abonnement à un générateur représente 44% du revenu mensuel des ménages et jusqu’à 88% pour les 20% les plus pauvres disposant d’un générateur. Les coûts élevés obligent neuf familles sur dix à rogner sur d’autres dépenses essentielles, telles que l’alimentation, la santé ou l’éducation.
Ces charges sont amplifiées par les hausses régulières du prix du kilowattheure fixées par le ministère de l’Énergie et de l’Eau. En juillet 2025, le tarif officiel est passé de 31.634 LL (≈0,35 $) à 32.790 LL (≈0,37 $), avec une majoration de 10% pour les zones rurales. Les frais fixes pour un abonnement standard restent compris entre 385.000 LL (≈4,29 $) et 685.000 LL (≈7,64 $), selon l’intensité, avec des suppléments calculés pour chaque tranche supplémentaire ou pour les installations triphasées comme les ascenseurs.
Cependant, sur le terrain, de nombreux opérateurs appliquent des tarifs supérieurs, souvent abusifs, profitant de l’absence de contrôle effectif.
Pollution et risques sanitaires
La dépendance massive au diesel entraîne un lourd tribut environnemental et sanitaire. Une étude de l’American University of Beirut, dirigée par la députée Najat Saliba, spécialiste en chimie atmosphérique, a été publiée en avril 2024. Elle montre que, depuis 2017, le niveau de polluants cancérigènes émis par les générateurs diesel a doublé dans trois zones de Beyrouth.
Dans le quartier de Makassed, la pollution par les particules fines a atteint 60 µg/m³, soit quatre fois le seuil recommandé par l’Organisation mondiale de la Santé pour une exposition maximale de quelques jours par an.
Selon l’étude, 40% de l’exposition quotidienne des Libanais aux substances cancérigènes provient des générateurs diesel. Cette situation est associée à une hausse estimée de 50% du risque de cancer. Les oncologues rapportent une augmentation annuelle de 30% des cas de cancer à Beyrouth depuis 2020, avec des patients plus jeunes et des tumeurs plus agressives.
La pollution entraîne également des coûts économiques importants. Une étude de Greenpeace de 2020 estime à 1,4 milliard de dollars par an le coût de la pollution liée aux carburants fossiles, soit 2% du PIB, incluant les pertes économiques et les dépenses de santé. Toujours selon Greenpeace, 2.700 décès prématurés sont imputables à la pollution en 2018, le taux le plus élevé par habitant au Moyen-Orient, ex æquo avec l’Égypte.
Des décennies d’échec du secteur public
Quelques années après la fin de la guerre civile, la mauvaise gestion, la corruption et l’absence d’investissements ont conduit EDL à un effondrement quasi total en 2021. Les transferts publics vers EDL ont représenté près de 40 milliards de dollars de dette depuis 1992, sans amélioration durable du service. Les tentatives de réforme se sont heurtées aux intérêts croisés des importateurs de diesel et de réseaux politiques liés aux générateurs.
En annonçant cette nouvelle démarche de contrôle, le gouvernement Salam affirme vouloir «mettre fin au chaos» et amorcer une régulation réelle de ce marché parallèle. Mais pour nombre d’experts, seule une réforme structurelle du secteur électrique, incluant un investissement massif dans les énergies renouvelables, permettra de sortir le pays de sa dépendance aux générateurs et d’assurer un droit effectif à une électricité propre, continue et abordable pour tous.
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