4 août, 4 témoins à l’épicentre
De jeunes vendeurs de rue portant des ballons passent devant des silhouettes sculptées représentant des personnes fixant la dévastation, sur un trottoir surplombant le port de Beyrouth, le 4 août 2024. © Ibrahim AMRO / AFP

Recueillir ces témoignages n’a pas été simple. Parce que le 4 août 2020 n’est pas un souvenir, c’est une blessure ouverte. Et parler de ce jour-là, pour celles et ceux qui l’ont vécu, c’est comme y retourner. Au fil des échanges, c’est le même vertige chez chaque témoin: celui qui revient quand on se souvient trop bien. Le souffle court, les silences, les phrases qu’on commence sans jamais les finir, et toujours ces mêmes mots, répétés ou à peine murmurés: «C’était l’horreur». Dans cet article, les récits ne sont pas séparés, car cette journée les a tous réunis, qu’ils aient été dans un restaurant, chez eux ou dans la rue. Qu’ils soient barman, commerçante, architecte ou designer, ils portent en eux la même mémoire: celle d’un chaos qu’aucune justice n’a encore réparé.

«Le sol a tremblé sous mes pieds»

Ce jour-là avait commencé comme un autre.

Sam, jeune barman, alors serveur à Hamra, était déjà au travail et le restaurant était bondé. «Je préparais les commandes quand j’ai senti le sol vibrer. Une secousse énorme. On dit qu’il y a eu deux explosions, mais moi, je n’en ai entendu qu’une seule. Un bruit comme je n’en avais jamais entendu.»

Jacques, lui, était attablé dans un restaurant à Sodeco. Architecte, il déjeunait à côté de son bureau. «J’ai cru que c’était un tremblement de terre. J’ai dit à la serveuse qu’on devait se mettre sous la table.» Depuis son abri improvisé, il voit la façade, les chaises projetées et les gravats voler. «Ce qui m’a marqué, c’est que la vitre ne s’est pas brisée. Tout volait autour, mais elle, non.»

Thérèse, commerçante à Gemmayzé, venait de rentrer chez elle. «Je venais de quitter mon magasin. J’étais dans la cuisine, prête à déjeuner. J’ai entendu un bruit de drone, puis un grondement. Je n’ai pas eu le temps d’atteindre la fenêtre. La deuxième déflagration m’a projetée dans le couloir. J’étais seule. Je me suis dit: c’est fini. Je vais mourir.»

«Du sang sur les assiettes»

Dans le chaos, les images se mélangent. Mais certaines restent. Elles sont brutes et ne s’effacent pas. 

Sam se souvient du verre brisé sur les clients, de la nourriture éparpillée et du sang sur les tables. «C’était surréaliste. Le restaurant s’est transformé en cauchemar. Les trois quarts des clients étaient en sang. Des jeunes filles, des garçons… tout le monde criait.»

Jacques, en marchant vers son bureau, aperçoit une femme enceinte à travers une vitrine. «Elle était assise, couverte de sang. Je lui ai demandé si ça allait. Elle m’a dit oui.»

Thérèse, recroquevillée dans le couloir de sa maison, sent chaque vibration. «Le bois volait, les vitres explosaient. J’étais paralysée par le bruit. Ce n’était pas un simple souffle. C’était la fin du monde.»

«Ma fille ne construira plus jamais de tentes»

Kareen, designer, était à Clemenceau. Elle sortait d’un rendez-vous médical quand elle a entendu l’explosion. «J’ai voulu aller vers Mar Mikhaël. On m’avait dit à Hamra qu’on avait tué Hariri. Mais plus je m’approchais, plus c’était l’apocalypse. Des vitres sur la route, du sang, des cris… J’ai dû garer ma voiture en plein milieu de la rue pour finir à pied.»

C’est là qu’elle apprend ce qui s’est passé chez elle. «Ma fille était en train de construire une tente dans le salon. Elle s’est levée sur le canapé, elle a compris. Elle a dit à sa sœur de se cacher, a couru chercher le chien et s’est enfermée avec lui dans le dressing.»

Son autre fille, Sacha, a été blessée. «Elle a protégé sa tête avec son coude. L’articulation s’est déboîtée. Mais elle a été sauvée. Depuis ce jour-là, elle ne construira plus jamais de tente. C’est devenu sa psychose.»

«Ce jour-là, on a tous été blessés»

Jacques retrouve son fils quelques heures plus tard. Il avait été blessé au bras, les tendons sectionnés. Il avait assisté, impuissant, à la mort d’une serveuse dans le café où il prenait un thé.

«Il a marché sur les gravats, le bras en sang. Un motard l’a embarqué à l’arrière et l’a conduit à l’Hôtel-Dieu. Il a enjambé des corps dans la rue. À l’hôpital, il a supplié un infirmier de le recoudre sur place.»

Thérèse se souvient de son mari blessé, du magasin dévasté et de sa voiture détruite. Et surtout, de la peur qui ne la quitte plus. «Dès qu’il y a une vibration, je crois que ça recommence. J’ai développé des problèmes de santé. La tension, l’angoisse, les crises… Je revis ces minutes en boucle.»

«Personne n’a été tenu responsable»

Tous ont cette même phrase au bord des lèvres: «Jusqu’à aujourd’hui, on ne sait toujours pas.»

Sam, encore marqué, le résume ainsi: « Il y a eu des morts, des disparus, des gens défigurés… et toujours aucun responsable. L’affaire est bloquée. On nous a volé des vies et la justice ne bouge pas. Mais un jour, la vérité sortira. Elle doit sortir.»

Kareen, elle, regarde encore l’immeuble en face du sien, celui qui a encaissé le souffle. «C’est lui qui nous a protégés. C’est lui qui a sauvé mes enfants. Mais qui nous sauvera de ce qu’on a vécu?»

Ce ne sont que quatre voix. Quatre parmi des milliers. Mais chacune raconte une part de cette journée qui a déchiré Beyrouth. Et si ces récits sont si douloureux à dire, c’est parce qu’ils n’ont jamais été vraiment entendus.

Le 4 août n’est pas une date. C’est une plaie. Et tant qu’il n’y aura pas de vérité, elle ne cicatrisera pas.

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