
Au cœur du Liban-Sud qui porte encore les cicatrices des conflits, une nouvelle vague d’énergie émerge. Ce n’est pas le fruit d’une politique nationale, mais l’œuvre silencieuse et tenace d’une jeunesse qui refuse de céder au désespoir. Contre vents et marées, de jeunes entrepreneurs regagnent leurs villages, rouvrent des commerces, boutiques, cafés, restaurants, et investissent leur temps et leur âme pour relancer l’activité économique. Armés d’une résilience inouïe et d’une vision enracinée, ils redonnent vie à la région, transforment les ruelles endormies et réécrivent de la sorte l’histoire d’une partie du Liban déterminée à se relever.
La décision de lancer ou de relancer un projet au Liban-Sud surtout à Marjeyoun-Hasbaya est un acte de foi, un pari audacieux sur un avenir que beaucoup jugent toujours trop imprévisible. Pourtant, ils sont là, animés d’une détermination farouche. Quand Wassim a décidé d’ouvrir son café, beaucoup l’ont averti que le projet était risqué, l’encourageant à le laisser tomber. Mais ce dernier croit fermement que chaque tasse de café qu’il sert est une petite victoire contre l’adversité et la résignation. «Mon café, Papito, à Marjeyoun, est devenu un lieu de rencontre, un espace où les gens peuvent se retrouver et partager des idées.» En le modernisant, en proposant de nouvelles saveurs, il attire les jeunes, et les anciens.
Le plus grand défi? C’est la stabilité dans notre région, on vit au jour le jour, mais on s’adapte, dit-il avec un mélange de fatigue et de fierté.
Des stratégies de survie et d’espoir: un pari insensé.
Dans les ruelles de Khiam, les stigmates des récents conflits sont omniprésents: façades éventrées, toits effondrés, vitrines brisées... La plupart des maisons et des boutiques sont en ruines. Pourtant, au milieu de ce paysage de désolation, une force improbable émerge, celle d’une jeunesse qui refuse de voir son village sombrer dans l’oubli. Les établissements qui ont rouvert leurs portes ne sont pas de simples points de vente. Ils deviennent des refuges, des lieux de socialisation essentiels dans des communautés éprouvées. «Les gens ne viennent pas juste manger une pizza chez moi, ils viennent chercher un peu de normalité. C’est un espace pour se reconnecter à la vie, aux autres», observe Hadi, 25 ans, qui a rouvert un petit restaurant. Ces initiatives sont de véritables «lieux-ancres», permettant aux habitants de retrouver un semblant de quotidien et de convivialité, essentiels à leur bien-être psychologique.
La vie au Liban-Sud est un défi permanent. Les coupures d’électricité sont la norme, les prix des matières premières une loterie quotidienne et, la menace d’une escalade, une ombre portée sur chaque projet. Pourtant, ces jeunes entrepreneurs ont développé des mécanismes de résilience dignes d’une ingénierie humaine. «On a appris à danser avec l’imprévu. Au début, chaque coupure de courant était une catastrophe. Maintenant, nous avons investi dans des panneaux solaires pour nos machines essentielles et dans des batteries. Quand le réseau lâche, nos lumières restent allumées. C’est une question d’autonomie», raconte Abdallah, propriétaire d’un magasin d’appareils photo. «C’est ça, notre résilience: transformer la contrainte en force.»
Ces jeunes entrepreneurs perçoivent leur rôle avec une conscience profonde. «Ma boutique est remplie d’objets anciens, de broderies transmises de génération en génération», raconte Youmna, 30 ans. «Quand je vends une pièce, je raconte son histoire, celle de ma grand-mère, celle de mon village. Les gens d’ici, et même les expatriés, de passage, sont émus. Nous sommes toujours là, nos traditions sont vivantes. Je vends aussi des créations très modernes. C’est ma façon de dire que nous honorons notre passé, mais que nous regardons vers l’avant et que nous sommes capables d’innovation.»
Yara, une jeune fille de 27 ans, a décidé de refermer la parenthèse parisienne après cinq années passées en France, lasse du rythme effréné de la capitale. Elle a décidé de retourner à Marjeyoun en ce début d’année et de travailler dans le marketing pour une société de Mouneh (les provisions alimentaires traditionnelles préparées généralement en été et à l’automne et destinées à être consommées en hiver ou tout au long de l’année). Si elle avoue «qu’au Liban, ce n’est pas toujours évident de travailler», elle admet être «consciente de ce qu’elle a laissé à l’étranger comme opportunités» et affirme n’avoir jamais regretté sa décision. «Ici, nous ne sommes pas seuls à nous débattre dans nos problèmes. On se comprend, on s’épaule et on partage les mêmes traumatismes. Je sentais que j’avais besoin de retrouver l’ambiance humaine du Liban, de retrouver mes amis et ma famille. Malgré l’insécurité pesante du pays, malgré tous leurs soucis, les gens sont toujours prêts à s’entraider.»
L’absence de l’État
Ces aventures ne sont pas cependant sans obstacles. Le constat est amer et unanime: le soutien des autorités est quasi inexistant. L’État libanais, paralysé par ses propres crises, semble incapable ou indifférent à la détresse des régions frontalières. «On ne voit pas de représentants des ministères. Pas d’aides concrètes pour la reconstruction ou pour nous aider à relancer notre activité», déplore Omar, propriétaire d’une salle de sport à Kawkaba, village du caza de Marjeyoun.
«Nous nous sentons comme des citoyens de seconde zone, oubliés à la frontière. Après chaque vague de destruction, on nous promet des fonds, des plans de soutien. Les aides n’arrivent jamais ou sont dérisoires», fulmine-t-il. Tel est aussi le cas de Majdi, un jeune fermier de 29 ans, de Wazzani dont les terres ont été dévastées et la maison est toujours inhabitable. Il a perdu sa ferme mais malgré tout, il s’est remis de nouveau au travail.
Le revers de cette médaille reste ainsi le manque criant de soutien institutionnel. L’État libanais est absent, impuissant, voire indifférent pour certains. «Les procédures pour obtenir des permis sont un cauchemar bureaucratique, même pour reconstruire après la guerre. On se sent seuls, abandonnés à notre sort», affirme, avec une pointe d’amertume, Malek, un jeune propriétaire de 24 ans d’un salon de coiffure à Marjeyoun.
Gardiens de la mémoire, forgerons de l’avenir
Pour les jeunes du Liban-Sud, reconstruire un commerce ou relancer une activité, ce n’est pas seulement destiné à générer des revenus; c’est aussi un acte de préservation culturelle et historique. «Nous voulons préserver notre identité, mais aussi nous ouvrir au monde. Notre fromage local est exceptionnel. J’aimerais un jour pouvoir l’exporter, montrer au monde ce que le Liban-Sud peut produire, au-delà des images de guerre», explique Rana. C’est une ambition qui mêle l’ancrage profond à la terre natale et le désir d’atteindre une reconnaissance au-delà des frontières, de briser le stéréotype d’une région condamnée à la guerre.
Les défis sont immenses. Pourtant, les jeunes du Liban-Sud incarnent une forme d’héroïsme quotidien, tissant, maille après maille, le tissu social et économique de leurs communautés. Ils sont les architectes d’une reconstruction qui dépasse le béton et l’acier, une reconstruction de l’esprit, de la mémoire et de l’espoir. Leurs commerces sont des sentinelles veillant sur l’âme d’une région qui refuse de s’éteindre. Ils sont portés par la conviction que l’avenir, même incertain, mérite d’être forgé de leurs propres mains.
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