Carrières au Liban: un secteur hors contrôle et aux coûts désastreux
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Le point 27 inscrit à l’ordre du jour du Conseil des ministres, qui devrait se réunir jeudi après-midi, a ravivé une colère ancienne dans le Koura. La demande de la Cimenterie nationale d’obtenir un permis pour «exploiter et réhabiliter» ses carrières à Kfarhazir et Bedbahon a immédiatement réveillé, chez les habitants, le souvenir d’un combat de deux décennies contre un secteur aux implications environnementales et sanitaires dévastatrices.

Ce dossier explosif qui sera abordé en Conseil des ministres repose dès lors sur une question bien plus vaste: que sait-on réellement du secteur des carrières au Liban? Entre vide législatif, réseaux politico-économiques et impacts environnementaux dramatiques, les chiffres disponibles révèlent l’ampleur d’un désastre national devenu structurel.

Un secteur gigantesque, largement illégal

L’affaire du Koura n’est que la partie émergée d’un secteur devenu incontrôlable depuis des décennies. Les chiffres officiels les plus fiables remontent à une étude du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) en 2023. Ils évoquent plus de 1.230 carrières sur le sol libanais, couvrant près de 15 millions de m², pour un volume extrait de 196,87 millions de m³, soit l’équivalent de décennies d’extraction massive effectuée dans un vide réglementaire presque complet.

Sur la base d’une méthodologie intégrant la valeur des matériaux extraits, le coût de la dégradation du territoire, les frais nécessaires à une réhabilitation conforme aux standards internationaux et les compensations fiscales dues à l’État, l’étude du Pnud estime que les dommages économiques cumulés s’élèvent à 2,394 milliards de dollars au moins, un montant calculé «sans inclure les compensations pour souffrances, douleurs ou dommages-intérêts punitifs», ce qui laisse entrevoir un coût réel encore plus élevé. En d’autres termes, ce calcul ne prend pas en compte les conséquences sanitaires, les pertes agricoles irréversibles, la destruction d’habitats naturels, la pollution durable des nappes ou la dépréciation foncière. Dans plusieurs régions, les dégâts ne sont plus réversibles. La disparition de la grotte préhistorique d’Antélias, détruite par une carrière, demeure l’un des symboles les plus violents de cette irresponsabilité collective.

Le document révèle également un point particulièrement troublant: malgré les obligations théoriques de réhabilitation inscrites dans le décret 8803/2002, la quasi-totalité des exploitants n’a versé aucune des sommes dues ni entrepris de restauration sérieuse des sites dégradés. L’étude avertit explicitement contre ce qu’elle qualifie de mythes largement colportés dans l’espace public. Autrement dit, les discours selon lesquels les exploitants auraient restauré les zones ravagées sont dénués de fondement. Le coût de remise en état – lui aussi chiffré en centaines de millions de dollars – reste intégralement à la charge d’un État exsangue.

Ce qui frappe davantage, c’est surtout la proportion de carrières illégales. Selon les données réunies par plusieurs ONG environnementales et par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), entre 60% et 75% des carrières sont estimées illégales, c’est-à-dire opérant sans permis adéquat ou exploitant des autorisations détournées (bonification de terrain, déplacement de stocks, ouverture de route, etc.). En outre, 87% des carrières étudiées présentent un risque «sérieux» pour les nappes phréatiques et 62% sont situées dans des zones explicitement inadaptées à l’exploitation (pente excessive, sols fragiles, proximité d’habitations ou de sources).

Un vide juridique soigneusement entretenu

Théoriquement, l’extraction de matériaux de construction au Liban est encadrée par le décret 8803 de 2002, amendé en 2006. Ce texte impose des études d’impact environnemental, des garanties bancaires pour la réhabilitation, l’intervention obligatoire d’un géologue et d’un ingénieur, des restrictions strictes sur l’usage d’explosifs et une durée maximale de permis de cinq ans, extensible à dix pour les cimenteries. Sur le papier, le cadre réglementaire est cohérent. Dans la pratique, il n’est presque jamais appliqué. Un projet de loi plus complet, rédigé en 2007, dort toujours dans les tiroirs administratifs sans avoir été soumis une seule fois au Conseil des ministres. Ce blocage persistant illustre l’ampleur des résistances politiques et économiques.

Au cœur du problème, c’est toute une économie de rente qui s’est construite sur l’extraction sauvage. Nombre de propriétaires de carrières sont liés à des réseaux politiques influents. Certaines municipalités ferment les yeux en échange de revenus locaux. Les forces de sécurité manquent d’indépendance, tandis que la multiplicité des ministères impliqués dans le processus d’autorisation dilue les responsabilités. Plusieurs chercheurs affirment que, dans certains cas, les exploitants jouissent d’un pouvoir supérieur à celui de l’État, ce qui explique l’opacité, les difficultés d’accès à l’information, les menaces contre les militants et même les risques encourus par les journalistes documentant ces sites.

À cette dynamique interne s’ajoute un facteur régional décisif: la future reconstruction en Syrie. Les besoins en matériaux de construction pourraient faire exploser la demande et la tentation de transformer le Liban en plateforme d’extraction sauvage destinée au marché voisin. Si les tendances actuelles se poursuivent, préviennent les experts du CNRS, la surface défigurée par les carrières pourrait doubler d’ici 2035.

Le débat qui s’ouvre jeudi autour du dossier du Koura ne se limite donc pas à une problématique locale. Il pose frontalement la question de la capacité – ou de l’incapacité – de l’État libanais à reprendre le contrôle d’un secteur ravagé par des décennies d’impunité. Le sort des carrières de Kfarhazir dira beaucoup de la volonté politique réelle du gouvernement. Mais une certitude s’impose: sans réforme profonde, sans contrôle effectif, sans rupture avec ce système de rente, le Liban continuera d’être littéralement taillé en pièces.

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