Le Liban, laboratoire d’une industrie pharmaceutique en pleine mutation
Industrie pharmaceutique au Liban: de l’importation reine à la revanche du local. ©Ici Beyrouth

Longtemps vitrine du modèle libanais d’ouverture économique, l’industrie pharmaceutique nationale s’est transformée sous la contrainte. En quelques années, la production locale est passée de l’ombre à la lumière, mais peut-elle durablement s’imposer dans un paysage encore dominé par les importations? Quels médicaments produit-elle? En quelle quantité? Quelle part représente cette production par rapport à la consommation totale? Combien d’usines existent sur le territoire? Ici Beyrouth décrypte pour vous un secteur clé en pleine mutation.

Le Liban a toujours joué un rôle central dans le domaine de la santé au Moyen-Orient. Terres d’hôpitaux réputés, de médecins formés à l’étranger, de patients venus du Golfe et d’un savoir-faire pharmaceutique avéré, les années 1990 avaient vu revenir en force les multinationales du médicament, installées solidement dans un pays misant sur l’importation comme gage de qualité dans une économie libérale.

Un bastion régional tourné vers l’extérieur

Jusqu’en 2019, près de 90% des médicaments consommés au Liban étaient importés, confirmant le modèle d’un marché largement ouvert sur l’extérieur. Le système de santé libanais est majoritairement privé, ce qui favorise les prescriptions à haute valeur ajoutée.

Le médicament d’origine, prescrit dans 6 ordonnances sur 10 selon une étude de Blominvest Bank parue en 2018, restait un signe de prestige, de confiance, voire de distinction sociale. Dans les rayons des pharmacies libanaises, le «Swiss made» valait plus que le «made in Lebanon».

Toujours selon ce rapport, le secteur, fragmenté entre une cinquantaine d’importateurs et soumis à des marges fixes, n’offrait aucune économie d’échelle. L'importation régnait, la production locale peinait à exister.

La déflagration qui bouleverse les équilibres

Octobre 2019: la crise économique et financière éclate. La livre libanaise s’effondre, les comptes bancaires sont gelés, le pouvoir d’achat s’évapore. La Banque centrale ne peut plus subventionner l’importation des médicaments, les prix explosent, les pénuries s’installent.

Privés de leurs repères, les Libanais découvrent – ou redécouvrent – les médicaments produits localement. En l’absence d’alternative, l’industrie nationale se met en ordre de bataille. Une révolution silencieuse est en marche.

Un essor inattendu mais structurant

Selon la Dre Carol Abi Karam, présidente du Syndicat des industries pharmaceutiques au Liban (SPIL), la production locale a bondi de 30% dès 2020. Le Liban compte 13 usines pharmaceutiques. Plus de 1.160 médicaments sont aujourd’hui fabriqués au Liban, couvrant une palette variée: génériques, biosimilaires, formes sèches, injectables et intraveineuses, précise-t-elle à Ici Beyrouth. «Parallèlement, la production locale s’est diversifiée, avec des avancées dans plusieurs catégories clés, dont le diabète, les antibiotiques, les antiépileptiques, les anticoagulants, et même certains traitements oncologiques. Cette montée en gamme s’accompagne d’un avantage tarifaire notable: les médicaments fabriqués au Liban coûtent en moyenne 40 à 50% moins cher que les marques importées, tout en restant 20 à 30% plus compétitifs que de nombreux génériques étrangers.»

«Aujourd’hui, 100% des sérums intraveineux consommés au Liban sont fabriqués localement», ajoute-t-elle. Et depuis 2024, une première usine produit également du lait infantile sur le territoire.

Avant la crise, la part de marché des médicaments locaux ne dépassait pas 11% en volume. Elle est aujourd’hui bien plus significative, 25% – même si les chiffres exacts sont difficilement vérifiables du fait des distorsions liées à la contrebande, aux aides internationales et aux statistiques incomplètes.

Cette dynamique, portée par l’effondrement du pouvoir d’achat et la recherche de solutions accessibles, commence toutefois à évoluer en 2025 avec le retour progressif de la dollarisation et une relative reprise de la consommation. Les Libanais recommencent à se tourner, lentement, vers les marques européennes ou américaines, notamment dans les milieux aisés ou pour certains traitements spécialisés. Mais une partie importante de la population, habituée à des médicaments locaux efficaces et abordables, pourrait bien y rester fidèle, du moins pour les traitements chroniques.

Une dépendance toujours forte à l’importation

Malgré cet essor, les importations représentaient encore 88% (en valeur) des ventes totales en 2024, selon Fitch Solutions. Un paradoxe? Pas vraiment. Le marché libanais, estimé à 800 millions USD en 2024 (en baisse de 11% par rapport à 2023), reste structuré autour d’un réseau d’importateurs historiques. Leur rôle reste central, surtout pour les médicaments spécialisés, innovants ou hospitaliers.

Le président de l’Association des importateurs de médicaments au Liban, Joe Ghorayeb, ne le nie pas: «La production locale a progressé, mais elle ne peut pas encore couvrir tous les besoins thérapeutiques du pays.»

Une opportunité sous contrainte

Pour Carol Abi Karam, il serait temps que l’État accompagne l’élan local. «Le modèle libanais est un modèle de libre marché, certes. Mais cela n’empêche pas l’État de soutenir un secteur qui a fait ses preuves. L’industrie pharmaceutique est complémentaire et durable.»

Elle cite en exemple l’Arabie saoudite et la Jordanie, où des barrières non tarifaires, voire des interdictions d’importation (comme en Égypte), protègent les productions nationales. «Au Liban, nous avons prouvé que nous pouvions produire localement, de manière fiable. Il faut consolider ces acquis.»

Le poids des obstacles

Le secteur reste fragilisé par le coût élevé de l’énergie, l’accès difficile aux crédits bancaires, le manque de devises «fraîches» et la contrebande vers la Syrie, qui pèse sur la disponibilité locale. Ainsi, certains médicaments produits au Liban sont parfois introuvables en pharmacie.

À cela s’ajoute une méfiance encore présente de certains prescripteurs et patients. Même si les mentalités évoluent, beaucoup continuent à associer générique local à moindre qualité. Une perception que les industriels s’efforcent de corriger grâce à la certification, la traçabilité, les audits qualité et des partenariats internationaux.

Exporter pour survivre?

Pour pallier la faiblesse du marché intérieur, plusieurs industriels libanais se tournent vers l’international. En 2017, 83% des exportations libanaises de médicaments étaient destinées aux pays arabes (Irak, Émirats, Koweït). Des marchés comme Chypre ou certains pays européens s’ouvrent timidement, mais la concurrence y est rude et les barrières d’accès élevées.

Le paradoxe est là: pour survivre, les fabricants libanais exportent parfois une part de leur production, quitte à accentuer la pénurie locale.

Un secteur en mutation, entre espoir et incertitude

Le Liban a raté l’occasion, dans les années fastes, de structurer une véritable industrie pharmaceutique. C’est la crise qui a poussé les acteurs à se réinventer, parfois avec succès. Le secteur local, boosté par la contrainte, s’est hissé au rang d’alternative crédible.

Mais sans politique publique cohérente, sans régulation efficace, sans plan d’investissement national, il restera un secteur sous perfusion.

Le potentiel existe, le savoir-faire aussi. Reste à sortir de la survie pour bâtir une industrie.

 

 

 

 

 

 

 

 

Commentaires
  • Aucun commentaire