
«Quand on veut, on peut»: cette maxime séduisante masque une réalité bien plus complexe. En explorant l’inconscient avec Freud, Lacan et la littérature, cet article démonte les illusions de toute-puissance et plaide pour une écoute plus humble du sujet.
Qui n’a pas entendu, depuis son enfance, à la maison, à l’école ou au travail, cette admonestation: «Quand on veut, on peut»? Elle nous est si familière qu’on l’accepte souvent comme un dogme et s’impose comme l’un des slogans les plus pernicieux de notre modernité. Elle postule que la volonté, à elle seule, suffirait à renverser les montagnes, à abolir les barrières, à vaincre les faiblesses. Mais, en réalité, elle écrase, dans le même geste, la dimension du sujet humain.
Elle fait fi de tout ce que Freud, Lacan et, à leur suite, d’autres psychanalystes, ont mis au jour: l’existence de l’inconscient, de forces obscures et agissantes qui déterminent nos actes, beaucoup plus sûrement que notre volonté déclarée. Dans cette société de la performance et du développement personnel, nier cette complexité revient à aliéner le sujet, à le transformer en objet de consommation, malléable à merci. L’injonction du positivisme: «Tout est possible si tu le veux vraiment», ne crée que de la culpabilité chez ceux qui échouent à s’y essayer.
Dès 1917, Freud identifie, dans «Une difficulté de la psychanalyse», les trois blessures narcissiques infligées à l’espèce humaine. Les deux premières sont issues des découvertes de Copernic et de Darwin. La troisième, la plus intime, est celle infligée par la psychanalyse qui a établi que «l’homme n’est pas maître en sa propre demeure». Autrement dit, nous ne contrôlons pas nos désirs, nos impulsions, nos choix. Notre moi conscient n’est qu’un îlot fragile, soumis aux assauts du ça pulsionnel et aux exigences du surmoi. La croyance en la toute-puissance de la volonté n’est donc qu’une illusion. Nos rêves, nos lapsus, nos actes manqués ainsi que nos symptômes témoignent, à l’évidence, d’une vie psychique inconsciente, sur laquelle la volonté n’a pas de prise.
Plus tard, en 1920, dans «Au-delà du principe de plaisir», Freud démontre que la compulsion de répétition pousse le sujet à revivre les mêmes situations, parfois traumatiques, malgré sa volonté de les éviter. Le symptôme et la névrose sont les témoins irréfutables de cette impuissance.
Lacan ira plus loin. Pour lui, le sujet est divisé par le langage. En dépit de ses méritoires tentatives, l’être humain ne pourra jamais tout dire. Car, avant même d’être sujet, l’homme est assujetti au langage et dès qu’il commence à parler, il le fait avec des mots préexistants. Une coupure s’installe. Lorsque Freud déclare: «Là où ça était, le moi doit advenir», Lacan énonce: «Je pense où je ne suis pas, donc je suis là où je ne pense pas.» Autrement dit, le Je et le Moi ne se confondent pas. Le Moi est soumis à l’image, à l’autre, alors que le Je est sujet de l’inconscient. Nous pensons que la parole que nous prononçons, nos choix, nos désirs sont les nôtres, alors qu’en réalité, ils sont traversés par un Autre, celui du langage, celui de l’inconscient. Le sujet est toujours manque, écart, béance. Vouloir quelque chose, ce n’est pas nécessairement en être le sujet véritable. Le sujet du désir est toujours ailleurs, introuvable dans les objets que le monde nous avance.
Le psychanalyste Jacques André, dans Psychanalyse, vie quotidienne, insiste sur le fait que nous sommes agis, plus que nous agissons. Les forces inconscientes ne sont pas secondaires, elles sont premières. Elles commandent nos élans et nos blocages. À force de croire que tout dépend de nous, on finit par accuser le sujet de ses échecs, sans jamais écouter ce qui, en lui, résiste. La société du coaching et du développement personnel ne fait pas autre chose: elle pathologise les fragilités, invite à se «booster», à «sortir de sa zone de confort», à «vouloir plus fort», à se réveiller tous les matins avec l’idée que tout est possible. Or, ce qui échoue, ce n’est pas une volonté déficiente, c’est une volonté entravée, parfois jusqu’au sabotage. Ainsi, par exemple, la «positive attitude» prônée dans les écoles, au travail ou ailleurs, ignore les réalités psychiques: un élève en échec peut entendre qu’il n’a «pas assez voulu réussir», alors que ses difficultés peuvent relever d’un conflit infantile inconscient. L’ «impossible» à atteindre («si vous ne pouvez pas, c’est que vous n’avez pas voulu assez») enferme chacun dans un sentiment de culpabilité permanente, tout en évitant d’interroger les processus psychiques, aussi bien que politiques ou économiques, à l’origine de cette impuissance.
À son tour, le psychanalyste Roland Gori montre comment cette logique s’inscrit dans une rationalité néolibérale. Dans «La fabrique des imposteurs», il décrit un monde où le sujet est sommé d’être performant, heureux, «résilient». L’injonction au bien-être remplace l’écoute du mal-être. On impose l’apparent, on nie le latent. Mais l’inconscient, lui, ne disparaît pas: il se déplace, se manifeste par le symptôme, le burn-out, l’angoisse, l’addiction. Le sujet, sommé de réussir, s’effondre souvent sous le poids de cette exigence tyrannique.
En amont de la psychanalyse, la littérature a su capter la faille dans la volonté humaine. Dans Œdipe Roi, Sophocle nous montre un héros décidé à fuir son destin, mais dont l’errance le ramène à ce qu’il voulait éviter. C’est le désir inconscient de savoir qui le pousse à découvrir l’horreur de son origine. La volonté échoue car le sujet ne se connaît pas.
Avec Crime et Châtiment, Dostoïevski campe un Raskolnikov convaincu de pouvoir tuer rationnellement. Il croit dominer son acte par le pouvoir de sa pensée. Mais le meurtre le plonge dans la fièvre et le tourment, la culpabilité, la fragmentation du moi. La volonté ne protège pas de l’inconscient: elle peut même en être l’instrument aveugle.
Franz Kafka, dans La Métamorphose, pousse plus loin l’expérience de l’impuissance. Gregor Samsa se réveille transformé en un insecte monstrueux, exclu de toute volonté possible. Le corps parle à sa place. Son désir d’obéissance familiale s’incarne en punition. La volonté ne peut rien contre ce surgissement de l’informe.
Avec Le Ravissement de Lol V. Stein, Marguerite Duras met en scène une femme sidérée, figée par un trauma indicible. Elle ne veut ni ne refuse: elle erre, habitée par une scène enfouie qui détermine tout. Sa volonté est gelée, soumise à l’effraction d’un réel insoutenable.
Et que dire de Madame Bovary de Flaubert? Emma veut l’amour, la grandeur, le romanesque. Elle veut avec rage. Mais c’est précisément ce vouloir trop fort, trop violent, qui la précipite dans l’échec et la mort. Son désir n’est pas sa volonté: il est fait d’identifications, de manques, de répétitions. Elle rêve d’un ailleurs qu’elle ne comprend pas. Et sa volonté s’avère impuissante.
Ces figures littéraires témoignent, chacune à leur manière, que le sujet humain n’est pas réductible à sa tension volontaire. Ce qui nous meut ou nous entrave procède souvent d’un étrange ailleurs. Vouloir n’est pas pouvoir: c’est plutôt se heurter à une limite opaque, intime, qui échappe à toute maîtrise. Le travail analytique consiste justement à entendre ces résistances, à les nommer, à les traverser. Non pas pour devenir performant, mais pour accéder à une parole vraie, à un désir singulier.
Contre le discours contemporain du «tout est possible», la psychanalyse rappelle cette évidence: nous sommes menés par de puissantes forces conflictuelles. Et c’est en acceptant de les traverser douloureusement, obscurément, que nous pouvons obtenir un résultat fécond, que nous cessons d’être dupes de nos illusions de maîtrise. Alors, au lieu de nous imposer le «vouloir c’est pouvoir», nous pourrons plutôt nous dire «j’essaie en m’ouvrant à l’inconnu de moi», ce qui est un apprentissage plus humble et plus congruent de la condition humaine.
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