Les armes nucléaires tactiques, ces bombes oubliées qui inquiètent les stratèges
Les forces de missiles russes organisent des exercices tactiques avec des armes nucléaires dans le district militaire sud du pays. ©Handout / Ministère russe de la Défense / AFP

Le Kremlin, par la voix de son porte-parole Dmitri Peskov, a réaffirmé vendredi sa position ferme contre l'utilisation d'armes nucléaires tactiques, qualifiant de «catastrophique» toute éventuelle frappe américaine en Iran.

M. Peskov a réagi à des «rumeurs médiatiques» évoquant l'option nucléaire pour détruire le site d'enrichissement d'uranium de Fordo en Iran, soulignant que Moscou s'opposerait à une telle escalade.

Cette déclaration intervient dans un contexte où les tensions nucléaires mondiales, notamment autour du nucléaire iranien, s'intensifient. Selon un rapport du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), un think tank spécialisé dans la recherche sur les conflits armés, les arsenaux se modernisent, les traités de contrôle s'effritent et la rhétorique autour des armes tactiques se normalise.

Une définition floue, mais un usage clair: le champ de bataille

Selon le think tank américain Nuclear Threat Initiative (NTI), une arme nucléaire tactique ou «tactical nuclear weapon» (TNW) est généralement définie par sa portée réduite: moins de 500 km pour les missiles terrestres, moins de 600 km pour les vecteurs aériens ou maritimes. Ces armes, souvent à faible puissance (de quelques dizaines de tonnes à quelques kilotonnes), sont censées appuyer les forces conventionnelles dans un conflit localisé.

Toutefois, les critères varient selon les pays: la France classe toutes ses armes comme stratégiques, tandis que la Chine qualifie de «stratégiques» certains systèmes qui seraient considérés comme tactiques dans la nomenclature américano-russe. Leur rôle? Franchir une ligne rouge psychologique. Plus petites, dotées d’un grand potentiel d’emploi car moins destructrices que leurs homologues stratégiques, elles sont perçues comme des armes de dissuasion intermédiaires.

Des arsenaux discrets… et peu encadrés

Malgré leur prolifération, les armes nucléaires tactiques sont paradoxalement les moins encadrées par les traités internationaux. Elles ne sont couvertes que par une série de déclarations unilatérales faites par l’ancien président américain George H. W. Bush et l’ancien secrétaire général de l’URSS Mikhaïl Gorbatchev en 1991, après la chute de l’Union soviétique. L’objectif de l’époque était d’éviter une perte de contrôle sur les milliers de têtes nucléaires disséminées sur le territoire soviétique.

Ces annonces ont mené à des retraits massifs d’armes du terrain et à leur démantèlement partiel, mais en l’absence d’un traité formel, aucun mécanisme de vérification n’a été mis en place. Cela a engendré un règne de l’incertitude. Les chiffres varient, la transparence est minimale. Les États-Unis ont achevé l’élimination de certaines catégories de TNW, tandis que la Russie a prolongé le processus jusqu’en 2004 en invoquant des contraintes budgétaires. Aujourd’hui encore, les deux pays ne communiquent pas de manière systématique sur leurs stocks.

Selon un rapport du NTI datant de 2002, ces armes constitueraient environ 30 à 40% des arsenaux américain et russe, et presque 100% des arsenaux nucléaires de la Chine, de la France, d’Israël, de l’Inde et du Pakistan.

Si les TNW n'ont jamais été utilisées depuis Hiroshima et Nagasaki, leur déploiement a été fréquent durant la guerre froide. Les États-Unis ont positionné des têtes nucléaires tactiques en Europe (Allemagne, Italie, Turquie) pour dissuader une attaque soviétique. L'URSS en a fait autant dans les pays du pacte de Varsovie (RDA, Pologne, Tchécoslovaquie).

Ces armes ont aussi été envisagées pour un usage tactique en Corée ou au Vietnam, sans jamais être employées. Le général américain Douglas MacArthur avait notamment suggéré leur utilisation en Corée – une proposition qui lui coûta son poste. Leur simple existence a pesé sur les stratégies militaires pendant plusieurs décennies.

Un risque accru de prolifération et d’emploi?

Les TNW sont peut-être plus inquiétantes que les armes stratégiques. D’abord, leur petite taille et leur transportabilité les rendent plus vulnérables au vol, au détournement ou à un usage non autorisé.

Ensuite, elles sont parfois prépositionnées sur les lignes de front, ce qui facilite une délégation d’autorité à des commandants de niveau intermédiaire en cas de guerre. Comme le souligne le NTI, leur usage est psychologiquement et militairement plus «acceptable»: dans l’esprit de certains décideurs, une bombe de 1 kilotonne pourrait avoir un rôle de détonateur stratégique sans entraîner une destruction à grande échelle.

Le think tank Atlantic Council va encore plus loin: il dénonce deux idées reçues qui affaiblissent la posture américaine. La première est que se préparer à une guerre nucléaire serait, en soi, une provocation. La seconde est que l’usage du nucléaire sur le champ de bataille est impensable. Or, ces postulats ne seraient pas partagés par les adversaires de Washington.

La prolifération silencieuse des armes nucléaires tactiques constitue l’un des angles morts de la sécurité internationale. Moins spectaculaires que les missiles balistiques intercontinentaux (ICBM) capables de traverser la planète, elles n’en sont pas moins déstabilisantes.

Dans un monde où la dissuasion nucléaire est de plus en plus intégrée aux calculs tactiques des grandes puissances, ignorer cette catégorie d’armement revient à jouer à l’autruche. Et à courir le risque qu’un jour, une «petite» bombe change irrémédiablement le cours d’une guerre… deux minutes avant minuit.

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