
Dans une société obsédée par la performance et le contrôle de soi, la psychanalyse propose une autre voie pour penser l’addiction aux écrans. Non pas la supprimer, mais l’écouter comme symptôme d’un malaise plus profond et singulier.
La logique implicite de la «mindset therapy» est celle du renforcement du moi. Elle invite à se dépasser, à se réinventer, à «élever sa vibration», comme si l’essentiel de la vie psychique se résumait à une quête de performances. Mais le désir, chez Freud et Lacan, n’est jamais aligné, jamais pacifié. Il est toujours barré, décalé, conflictuel. Le désir ne se décrète pas, il se découvre dans le symptôme, dans le rêve, dans les actes manqués, parfois même dans l’errance.
En exaltant le contrôle du moi sur soi, cette thérapie, comme toutes celles qui dérivent des TCC, pousse à une forme d’auto-violence. Il faut se forcer à positiver, à réussir, à dépasser ses «pensées négatives». La souffrance devient une faute, un échec personnel. Là où la psychanalyse ouvre un espace pour dire la douleur, la «mindset therapy» culpabilise celui qui la ressent.
La «mindset therapy» n’est pas seulement psychologisante, elle flirte avec une forme de spiritualité néolibérale où se mêlent New Age, ésotérisme, illumination, «éveil définitif» et autres croyances. Elle promet l’abondance et la paix intérieure, mais toujours à condition de suivre un protocole ritualisé. Elle vend du sens prémâché, calibré pour Instagram ou TikTok, sous forme de citations inspirantes et de vidéos virales. Mais ce sens, justement, ne vient pas du sujet, il lui est imposé comme modèle. Ce n’est pas une élaboration personnelle, mais une exigence de conformité à une norme marchande.
Comment la psychanalyse comprend-elle le glissement insidieux de l’usage à l’abus, de la pulsion à la compulsion, du plaisir à la dépendance? La psychanalyse n’offre pas de prêt-à-penser. Elle ne donne pas de solution, mais elle donne lieu au sujet. Elle ne propose ni répression ni morale. Elle ne promet pas la réussite, mais elle permet de comprendre l’inéluctabilité du manque, de tisser un récit avec ses failles. Elle ne «guérit» pas le symptôme, elle l’interroge et le transforme en parole.
Or, d’un point de vue psychanalytique, les symptômes, telle l’addiction aux écrans par exemple, sont souvent considérés comme des manifestations de conflits psychiques plus profonds, souvent d’origine infantile, et non résolus. S’attaquer aux comportements de surface sans explorer les mobiles sous-jacents entraîne une substitution de symptômes, c’est-à-dire le recours à une solution superficielle et incomplète. C’est pour ces raisons qu’une perspective thérapeutique psychanalytique est susceptible d’offrir une résolution en s’attaquant aux pulsions et aux conflits inconscients qui alimentent toute compulsion addictive.
Car il s’agit bien de compulsion, c'est-à-dire d’une conduite que l’individu se sent contraint d’accomplir, souvent avec la reconnaissance de son caractère excessif. «C’est malgré moi», dit-on souvent, ou «je n’y peux rien». Ce sentiment d’être «obligé» d’agir, sans pouvoir exercer un quelconque contrôle, définit la compulsion. C’est ce que l’on observe dans la névrose obsessionnelle, par exemple, avec la répétition de conduites ritualisées visant à apaiser l’angoisse sous-jacente. Cela a conduit Freud à parler de «compulsion de répétition» laquelle se manifeste par une tendance inconsciente à répéter des événements traumatiques ou des situations associées, que ce soit de manière littérale ou symbolique. Cette répétition peut prendre diverses formes, allant de la réactualisation d’événements passés dans les relations présentes, aux rêves récurrents ou à la recherche de situations similaires. Bien qu’initialement décrite en lien avec le trauma, la compulsion de répétition suggère une tendance psychique plus large, comme celle de revenir à des schémas familiers, même s’ils sont sources de souffrance. Cette répétition est liée à un besoin inconscient de maîtriser les angoisses issues de ces expériences.
Quant à Jacques Lacan, il met l’accent sur un «automatisme de répétition» lié à la notion de jouissance, expliquant que la compulsion est associée à un manque fondamental dans la structuration symbolique de la réalité par le sujet, entraînant des tentatives répétées pour combler un vide abyssal. Elle est inhérente à la manière dont nous utilisons le langage et les symboles pour donner un sens au monde. In fine, la compulsion de répétition est associée à la pulsion de mort, se manifestant par des conduites autodestructrices. Toutefois, en considérant la compulsion comme un mécanisme de défense contre l’angoisse ou contre la souffrance issue d’un traumatisme, elle offre au sujet une tentative de maîtriser cette angoisse ou cette souffrance. De cette façon, on met plutôt l’accent sur la fonction protectrice du Moi pour conjurer des sentiments ou des pensées insupportables.
L’utilisation excessive des écrans peut être ainsi considérée comme une forme moderne de la compulsion de répétition, une évasion inconsciente d’une réalité pénible, d’une situation angoissante ou d’une détresse psychique. Les techniques de la «mindset therapy» ne tiennent aucunement compte de l’existence d’un inconscient dynamique, résistant aux efforts de limitation du temps passé devant les écrans, pour des objectifs de protection du Moi. Se concentrer uniquement sur l’état d’esprit relève d’une tentative dont les conséquences peuvent aboutir à rompre le fragile équilibre psychique d’un sujet.
Face aux mantras de la pensée positiviste («quand on veut, on peut», «tu es le seul obstacle entre toi et ta réussite», «change ta façon de penser et tu changeras ta vie»), la psychanalyse oppose une éthique plus exigeante, plus lucide et surtout plus humaine. Une éthique où le sentiment de contentement n’est pas un dû, mais une construction issue de la mise en sens. Le symptôme n’est pas un bug, mais un message. Plutôt que de se corriger, le sujet apprend à se lire.
Dans un monde qui exige d’aller toujours mieux, toujours plus vite, d’être sans cesse «à la hauteur», la psychanalyse est l’un des derniers espaces de résistance. Elle nous rappelle que le sujet ne se mesure pas à sa réussite, mais à sa capacité d’habiter son manque. Elle nous enseigne que vivre, ce n’est pas vaincre la douleur, mais, d’abord, lui donner un nom. Et que le véritable soin, loin des injonctions modernes, commence là où l’on accepte l’impossibilité de ne pas tout contrôler.
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