L’addiction aux écrans: l’illusion de la «mindset therapy»
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L’écran, devenu prolongement de soi, alimente des conduites compulsives que la «mindset therapy» prétend corriger. En niant l’inconscient et le conflit psychique, elle impose une norme qui éloigne le sujet de sa vérité singulière.

L’utilisation excessive des écrans se manifeste, le plus souvent, par des conduites compulsives, caractérisées par une grande difficulté à limiter le temps passé devant les écrans, malgré la conscience des conséquences négatives.

Aujourd’hui, l’écran est devenu surface de projection, miroir des solitudes, interface des fantasmes, et réservoir infini de sollicitations. Ce n’est plus seulement un outil, c’est un organe greffé au quotidien, un prolongement de soi, parfois même un rempart contre le réel. L’écran n’est plus un simple support, il est devenu climat de notre être-au-monde. Il propose une jouissance sans corps. On «scrolle» comme on cherche un sein, une voix, un regard. On «like» comme on tète, on «swipe» comme on fuit. Le geste compulsif devient le mode dominant des échanges. Il n’y a pas de satiété dans le flux numérique, seulement des fragments de satisfaction, des éclats de stimulation qui maintiennent le sujet en état d’alerte permanente. L’écran, en ce sens, n’est plus tellement un moyen de communication qu’un opérateur d’aliénation. Il impose une présence perçue comme pleine, saturante, il court-circuite l’absence, abolit le manque, interdit la rêverie. Le numérique produit une illusion de nouveauté continue, mais cette nouveauté est aussi formatée que prédictible. Ce n’est pas l’inattendu qui surgit, mais la variation algorithmique du connu. On ne sort pas du cercle, on le parcourt avec l’illusion du mouvement. Et plus l’on consomme d’images et de textos, plus le monde réel s’éloigne et devient insipide. Le réel devient fade parce qu’il n’a pas la fulgurance de l’illusion.


L’écran (du smatphone), ce réservoir infini de sollicitations © AFP

Dans cet univers numérique, ce n’est plus le désir qui guide, mais une force obscure, un besoin sourd de retour au même. L’écran devient un théâtre de la répétition, où le sujet rejoue à l’infini le même scénario: déverrouiller, explorer, visionner, réagir. Dans ce dispositif tout semble orchestré pour offrir une infinité d’objets de substitution fragmentés, éphémères: les notifications, stories, «reels», liens hypertextes, vidéos à l’infini. Quête impossible d’un apaisement, trop-plein qui masque le vide. Ce que l’on croyait être un loisir devient alors une boucle, retour incessant, geste répétitif. Le sujet se laisse happer par un dehors qui l’aspire, jusqu’à ne plus savoir s’il consulte ou s’il est consulté. On ne regarde pas pour voir, on regarde pour ne pas penser. Et c’est précisément cette suspension de la pensée, cette mise hors-jeu du sujet parlant, qui inquiètent le psychanalyste. L’usage excessif de l’écran n’est pas un surcroît quantitatif, c’est une rupture qualitative dans la manière d’habiter le monde.

Face à cet envoûtement, une variété d’approches thérapeutiques a émergé, regroupée sous le terme générique de «mindset therapy» ou thérapie de l’état d’esprit, visant à modifier les pensées et les comportements liés à l’usage des écrans.

En quoi consiste cette énième variation de l’industrie normativiste? Elle fait partie de l’arsenal de la pensée positive qui ne veut envisager que ce qui est apparent, conscient, conditionnable. Elle englobe des approches issues des TCC (thérapies comportementalo-cognitives) qui cherchent à débarrasser un sujet de son symptôme, sans prendre en considération sa fonction pour son équilibre psychosomatique, ignorant qu’il cache sa vérité subjective. Il s’agit de modifier des segments de conduites jugés négatifs pour l’adaptation aux normes sociales et consuméristes, indispensables aux attentes politiques et économiques de la fabrique de citoyens soumis et bien conformes. La popularité de la «mindset therapy» pour toute sorte d’addiction, ici aux écrans, découle de son approche orientée vers l’agir, se concentrant sur les pensées et les comportements visibles qui sont plus facilement modifiables et bien moins rétifs que les pulsions inconscientes qui sont à l’origine de cette dépendance.

À l’ère du développement personnel, une nouvelle injonction s’est maintenant imposée dans les discours dominants, celle de changer son état d’esprit pour transformer sa vie. Il suffirait d’adopter le «bon mindset», de reprogrammer ses pensées, de visualiser ses objectifs, pour attirer à soi réussite, bonheur et «résilience». Cette approche, séduisante en surface, se pare des atours d’une facile rationalité, d’une prétendue science cognitive et d’un pragmatisme utilitariste. Mais à y regarder de plus près, la «mindset therapy» s’inscrit dans une logique qui nie l’inconscient, escamote le conflit psychique, et sacrifie la vérité du sujet sur l’autel de l’efficacité et du conformisme.

Dans la «mindset therapy», le moi devient une entreprise à optimiser, à rééduquer, à discipliner. Le mal-être n’est plus un appel intérieur, mais une erreur de stratégie mentale. Il n’est plus question d’explorer ses angoisses ou de mettre en mots ses conflits, mais de les reconfigurer comme de simples «croyances limitantes» qu’il faudrait reprogrammer à coups d’autosuggestions, de routines matinales et de mantras inspirants.

Or, pour la psychanalyse, une telle démarche relève d’un déni de la conflictualité psychique. Le sujet n’est pas un tableau Excel à corriger. Il est traversé par des désirs contradictoires, des pulsions qui échappent à sa volonté, des traumatismes enkystés. Croire qu’on peut «penser autrement» pour aller mieux, c’est cimenter cette illusion infantile selon laquelle le monde intérieur peut modeler la réalité à lui seul. Car ce que l’écran court-circuite, c’est l’accès au symbolique, à la parole, au manque, à la possibilité d’un autre désir. La parole psychanalytique est à l’opposé de l’immédiateté numérique, c’est une temporalité. Elle s’inscrit dans le temps long, le temps de l’élaboration, le temps du mi-dire. Là où le numérique compresse le temps, la cure l’étire. Là où l’écran produit du bruit, l’analyse accueille le silence.

La «mindset therapy» est profondément étrangère à l’inconscient. Elle postule un sujet transparent à lui-même, maître de son discours, libre de ses choix, pour peu qu’il le veuille. Cette idéologie du contrôle absolu du mental s’oppose radicalement à la conception psychanalytique d’un sujet divisé, pris dans les détours de la parole, marqué par l’Autre et hanté par le manque.

En imposant un récit linéaire («tu souffres parce que tu penses mal»), la «mindset therapy» court-circuite la singularité de l’histoire subjective. Elle survole le symptôme sans jamais l’écouter. Elle ne veut pas entendre ce que le sujet dit malgré lui, ce qui se répète sans se dire, ce qui insiste dans le silence.

 

 

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