«Des vivants»: le long après-coup des attaques du 13 novembre à Paris
« Des vivants » : après le 13 novembre, la parole pour se reconstruire. ©Ici Beyrouth

La mini-série Des vivants explore les séquelles des attentats du 13 novembre 2015 à Paris et la quête de reconstruction des victimes. Par la parole et le lien, elle interroge la possibilité de transformer la douleur en sens.

La mini‑série dramatique Des vivants, réalisée par Jean‑Xavier de Lestrade et Antoine Lacomblez, diffusée sur France 2 dès le 3 novembre - également disponible intégralement en replay sur la plate-forme France TV- ne se contente pas de retracer les séquelles visibles et invisibles des attentats du 13 novembre 2015 au Bataclan. Elle donne à voir une tentative de réappropriation subjective par ceux qui en ont été dépourvus. Le témoignage de Gaëlle, grièvement blessée au visage et au bras, est emblématique de cette quête puisqu’après plus de cinquante opérations de chirurgie reconstructrice, elle exprime le désir de rencontrer un terroriste. Non pas pour le confronter, mais pour ne plus être prisonnière de la haine. Ce désir, à première vue paradoxal et, pour certains, inconcevable, est en réalité l’indice d’un travail psychique d’une rare intensité, où le sujet tente de se reconstruire en rencontrant ce qui l’a détruit. Il en est de même de la démarche de Georges Salines qui a perdu sa fille Lola lors de l’attentat et qui a rencontré Azdyne Amimour, le père de Samy Amimour, l’un des trois assaillants. Ensemble, ils ont publié le livre Il nous reste les mots dans lequel ils interrogent la haine, la culpabilité, le pardon et la possibilité du lien humain malgré l’horreur.

S. Freud a introduit la notion de compulsion de répétition, cette tendance du psychisme à rejouer l’événement traumatique dans l’espoir de le maîtriser. Le trauma, en tant qu’irruption du réel dans le champ du symbolique, laisse le sujet dans un état de sidération. Il ne peut être intégré, il ne peut s’oublier, mais il peut se répéter. Lacan, reprenant cette idée, affirme que «le réel ne cesse pas de ne pas s’écrire», parce qu’il résiste à la symbolisation et échappe au langage. Or, le désir de rencontre avec le terroriste ou son parent est une tentative de côtoyer l’indicible, de tenter de lui donner une forme, une voix, une place dans le récit du sujet.

Certains survivants au drame ressentent ce qu’on appelle la culpabilité du survivant, souvent incomprise. Elle n’est pas morale, mais existentielle. Elle naît de l’arbitraire de la mort, de la question posée: «Pourquoi il/elle et pas moi»? «Pourquoi ai-je survécu et pas l’autre»? Cette culpabilité, si elle n’est pas travaillée, peut se figer en haine, en ressentiment, en repli. Mais lorsqu’elle est mise en lien, lorsqu’elle est parlée, elle devient le moteur d’un déplacement. Georges Salines choisit de dialoguer avec Azdyne Amimour pour qui il ne reste que la parole, fragile, vacillante, mais capable de tisser du sens là où il n’y avait que du chaos.

La rencontre avec l’assassin ou son parent est une scène hautement symbolique. Elle rappelle les rituels de certaines sociétés où la victime rencontre le bourreau pour rétablir un ordre symbolique, comme cela s’est accompli en Afrique du Sud. Mais ici, il ne s’agit pas de justice réparatrice, mais de subjectivation. Le sujet, en rencontrant celui qui incarne l’horreur, ne cherche pas à excuser, mais à comprendre, non pas au sens cognitif, mais au sens psychanalytique, c'est-à-dire à intégrer dans son histoire ce qui en était exclu. D. Winnicott, dans ses travaux sur la capacité de l’environnement à contenir la détresse, aurait vu dans ces rencontres une tentative de créer un espace transitionnel, où le sujet peut aborder l’horreur, la déplacer, la transformer.

Dans ce cadre, la parole joue un rôle fondamental. Elle n’est pas simple communication, mais acte. Elle permet de sortir de la position de l’objet du trauma pour redevenir sujet. Dans le témoignage de Gaëlle, le désir de parler à un terroriste n’est pas un fantasme morbide. On peut le saisir comme une quête de vérité, une volonté de ne pas rester prisonnière d’une image figée d’elle-même. En rencontrant l’autre, elle se rencontre elle-même. C’est là que la sublimation intervient. Elle transforme la haine en désir de savoir, la douleur en parole, le corps mutilé en corps parlant.

Ce processus est exceptionnel parce qu’il va à contre-courant des affects immédiats. Il ne nie pas la haine, mais il la travaille. Il ne cherche pas à pardonner, ne vise pas forcément la réconciliation, mais la transformation. M. Klein, dans sa théorie des positions, montre que le sujet passe d’une vision clivée du monde (bon/mauvais) à une vision plus intégrée, où l’ambivalence est tolérée. Ces rencontres sont des passages vers cette dernière position où l’autre n’est plus seulement l’ennemi, le mal incarné, mais aussi un être humain, porteur d’une histoire, d’une faille.

Il faut ici évoquer la fonction du lien. Le trauma isole, coupe le sujet du monde, des autres, de lui-même. La haine peut devenir un refuge, une armure même. Mais elle enferme. Le lien, au contraire, ouvre. Il ne guérit pas nécessairement, mais il permet de circuler, de respirer, de penser. La rencontre entre Salines et Amimour est un lien improbable, mais réel. Elle ne gomme rien, elle ne répare rien, mais elle permet de dire. Et dire, c’est déjà transformer.

Lacan insiste sur la fonction du signifiant. Celui-ci ne représente pas le réel, mais il permet de le cerner, de le longer. Le terroriste, dans l’imaginaire collectif, est un signifiant de l’horreur absolue. Le rencontrer, c’est risquer de le désacraliser, de le rendre humain. Et c’est précisément ce risque qui permet au sujet de se réapproprier son histoire. Car tant que l’autre reste un monstre, le sujet reste une victime. Mais si l’autre devient un humain, alors le sujet peut redevenir sujet.

La transformation dont il est question ici n’est pas spectaculaire. Elle ne se voit pas, elle ne se mesure pas. Elle est intime, lente, fragile. Elle passe par les gestes minuscules que sont une parole échangée, un regard soutenu, une lettre écrite. Elle est de l’ordre du travail du deuil qu’il ne faut pas saisir comme un oubli, mais la réinscription de la perte dans le tissu psychique. Et cette réinscription passe par le lien, par la parole, par la rencontre.

Il serait tentant de moraliser ces démarches, de les ériger en modèles. Mais ce serait trahir leur singularité. Chaque sujet réagit au trauma à sa manière. Certains choisissent le silence, d’autres la colère, d’autres encore le dialogue. S’il n’y a pas de bonne manière de survivre, il existe, en revanche, des façons qui permettent de continuer à vivre. Et celles que montre Des vivants sont de celles-là.

Ce qui frappe dans ces témoignages, c’est leur lucidité. Ils ne cherchent pas à édulcorer la réalité, ni à la transcender. Ils la scrutent, dans sa brutalité, dans sa folie. Et c’est cette confrontation même qui permet la transformation. Elle réintroduit du lien là où il n’y avait que du clivage. Elle refuse la logique haineuse du terrorisme, qui vise à séparer, à opposer, à détruire. Elle affirme que même dans l’horreur, le lien humain est possible. Et cette affirmation, si elle ne guérit pas, donne sens.

 

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