
La zone dite du «triangle frontalier», à la jonction du Brésil, de l’Argentine et du Paraguay, attire depuis longtemps les touristes, notamment grâce aux célèbres chutes d’Iguaçu. Mais derrière ce décor idyllique se cache une réalité bien plus inquiétante: cette région est aussi un point névralgique pour les réseaux criminels transnationaux, dont le Hezbollah.
Washington, qui intensifie ses efforts contre le financement du terrorisme, a annoncé lundi une récompense de 10 millions de dollars pour des informations sur les réseaux de la formation pro-iranienne en Amérique latine. Cette décision s’inscrit cependant dans le cadre d’un processus très vaste mené à deux niveaux: local et international.
L'élimination, il y a quelques mois, des dirigeants de la formation pro-iranienne au Liban par Israël, ainsi que les mesures que l’État a commencé à prendre pour que les forces légales aient le monopole des armes dans le pays, poussent les États-Unis à agir de manière décisive pour empêcher le Hezb de se réorganiser et de reprendre son rôle de milice transfrontalière, dirigée par Téhéran.
Pourquoi maintenant?
Un rapport de la chaîne Al-Hadath, d'avril dernier, révèle qu'environ 400 commandants du Hezbollah auraient quitté le Liban pour se redéployer en Amérique latine, à la suite des frappes israéliennes et de la pression croissante du gouvernement libanais en vue du désarmement de cette formation.
Dans le même temps, les États-Unis ont voulu accentuer la pression sur le Hezb alors qu’ils semblent se rapprocher d'un nouvel accord avec l'Iran sur son programme nucléaire. L’objectif est de neutraliser les réseaux financiers hezbollahis qui pourraient servir de levier d'influence iranien.
Les activités du Hezbollah en Amérique latine
La formation pro-iranienne opère en Amérique latine depuis les années 1980, développant simultanément des activités de financement et des capacités opérationnelles. L'arrestation de Chekri Harb en Colombie en 2008, qui dirigeait un réseau de trafic de cocaïne versant 12% de taxe au Hezbollah, illustre parfaitement cette symbiose entre terrorisme et crime organisé.
Selon un rapport de la Drug Enforcement Agency (DEA), le Hezbollah a établi des relations commerciales avec des cartels sud-américains de la drogue, notamment La Oficina de Envigado, responsable de la fourniture de grandes quantités de cocaïne aux marchés européens et américains.
Ces activités s'inscrivent, selon la DEA, dans le cadre de ce que l'agence a nommé le «External Security Organization Business Affairs» du Hezbollah, qui continuerait de blanchir d'importants produits de la drogue dans le cadre d'un système de blanchiment de fonds, basé sur le commerce connu sous le nom de Black Market Peso Exchange.
Le trafic de cocaïne est ainsi devenu une source de financement du groupe, qui vient s’ajouter au soutien financier que lui assure Téhéran mais qui lui procure une autonomie financière croissante.
Ces activités s'étendent à travers au moins douze pays de la région, selon un rapport de mars 2025 de la RAND Corporation qui documente méticuleusement la présence du Hezbollah en Argentine, au Panama, au Pérou, en Colombie, au Venezuela, au Brésil, à Curaçao, en Bolivie, au Mexique, au Honduras, au Guatemala et au Chili. Ces activités incluent l'exploitation minière illégale au Venezuela et les réseaux sophistiqués de blanchiment d'argent au Panama.
Dans les pays où il a établi une présence en Amérique latine, le Hezbollah a été directement impliqué dans des activités terroristes majeures. L'attentat contre l'AMIA à Buenos Aires en 1994 a tué 85 personnes, tandis que celui contre l'ambassade israélienne en 1992 a fait 29 victimes.
Ces deux attaques ont été formellement attribuées au Hezbollah par les autorités argentines et américaines, comme le confirment les charges de terrorisme et les sanctions du département d'État américain, ainsi que les notices rouges d'Interpol émises contre plusieurs membres de l'organisation.
Plus récemment, le complot déjoué au Brésil en novembre 2023 visant des synagogues et l'ambassade israélienne, mené par une cellule affiliée au Hezbollah selon les autorités brésiliennes, démontre que cette capacité opérationnelle demeure active, particulièrement en période de tensions au Moyen-Orient.
Le Hezbollah menace-t-il directement les États-Unis?
La présence hezbollahie en Amérique latine constitue également une menace directe pour les États-Unis. Celle-ci est multidimensionnelle et ne doit pas être sous-estimée. Comme le souligne Jack Riley, l’ancien administrateur adjoint par intérim de la DEA, cité dans le même rapport de l’agence, lesdits systèmes de trafic de drogue et de blanchiment d'argent «fournissent un flux de revenus et d'armes pour une organisation terroriste internationale responsable d'attaques dévastatrices dans le monde entier».
Les vulnérabilités transfrontalières constituent une préoccupation américaine majeure, comme l'attestent les arrestations d'affiliés au Hezbollah tentant d'entrer aux États-Unis depuis le Mexique en 2006 et 2024, ainsi que le démantèlement d'un réseau de contrebande du Hezbollah au Mexique en 2010.
Dans le cadre de cette affaire, rapportée par le quotidien koweïtien Al-Seyassah et citée par Haaretz, les autorités mexicaines ont déjoué une tentative du Hezbollah d'établir un réseau en Amérique du Sud en employant des ressortissants mexicains ayant des liens familiaux avec le Liban. Après une opération de surveillance, la police mexicaine a arrêté le chef du réseau, Jamil Nasr, qui voyageait fréquemment au Liban pour recevoir des instructions des commandants du Hezbollah.
Les routes de trafic établies entre l'Amérique latine et les États-Unis pourraient être exploitées pour acheminer non seulement des fonds, mais potentiellement des opérateurs ou du matériel vers le territoire américain.
Plus encore, le Hezbollah pourrait utiliser ses connexions avec les réseaux criminels locaux pour établir des capacités de collecte de renseignements ou de soutien opérationnel à l'intérieur même des États-Unis. La sophistication des réseaux de fraude documentaire liés au groupe renforce cette menace potentielle.
L'arsenal des sanctions
Face à ces menaces, l'arsenal américain de sanctions s'est considérablement renforcé. Jeudi dernier, le Bureau du contrôle des avoirs étrangers (OFAC) a imposé des sanctions à quatre individus liés au Hezbollah pour leurs rôles dans la coordination des transferts financiers de l'organisation. Deux mois plus tôt, cinq autres individus et trois entités avaient été sanctionnés pour soutien à l'équipe financière du Hezbollah.
Cette stratégie s'inscrit dans la continuité du projet Cassandra de la DEA, qui cible un réseau mondial du Hezbollah, responsable du mouvement de grandes quantités de cocaïne aux États-Unis et en Europe. Les opérations menées en collaboration avec les autorités européennes ont permis de découvrir un réseau complexe de courriers d'argent qui collectent et transportent des millions d'euros de produits de la drogue de l'Europe vers le Moyen-Orient, une grande partie transitant par le Liban et bénéficiant au Hezbollah.
Ces actions s'inscrivent dans un contexte régional complexe. Cinq pays d'Amérique latine ont formellement désigné le Hezbollah comme organisation terroriste: l'Argentine, la Colombie, le Honduras, le Guatemala et le Paraguay. Cette convergence facilite la coopération en matière de sécurité, mais masque des tensions diplomatiques avec d'autres États de la région, notamment le Venezuela, qui entretient des liens étroits avec l'Iran et qui n'a pas désigné le Hezbollah comme organisation terroriste.
À croire que même les organisations terroristes cherchent à diversifier leurs investissements. Et entre les mines illégales, la drogue et le blanchiment d’argent, le triangle frontalier ressemble de plus en plus à une succursale du chaos globalisé.
Commentaires