
Après avoir soutenu au début de la guerre en Syrie différents groupes de l’opposition syrienne, le Qatar et l’Arabie saoudite veulent profiter de la chute de l’ancien président syrien Bachar el-Assad en décembre dernier pour établir une présence stratégique dans ce pays.
Fort d’un nouveau régime qui leur est plus favorable, ils espèrent pouvoir obtenir des parts du «gâteau syrien», notamment dans un domaine dans lequel ils excellent: l’énergie. Cependant, un point noir restait sur le tableau: les sanctions internationales et notamment américaines qui empêchaient la plupart des investissements.
Un obstacle que l’Arabie saoudite a tout fait pour lever, grâce à ses liens importants avec le président américain, Donald Trump. Mardi, lors de sa visite dans le Royaume, Donald Trump a annoncé la levée des sanctions américaines imposées à Damas, affirmant vouloir offrir à la Syrie une «chance de grandeur». Il a ensuite rencontré, sous la supervision du prince héritier Mohammed ben Salmane, le président syrien de transition Ahmad el-Chareh.
La décision américaine laisse la voie libre au retour des investissements étrangers dans le pays, avec, comme grande gagnante, la Turquie. Ankara a, en effet, des liens importants avec le groupe islamiste Hay’at Tahrir al-Sham qui contrôlait la région d’Idlib avant de prendre le pouvoir en Syrie avec d’autres groupes islamistes. Mais l’Arabie saoudite et le Qatar ne souhaitent pas rester de simples spectateurs.
Subventions et énergie
Fin avril, les deux pays ont annoncé leur intention de régler la dette de la Syrie, d’un montant de 15 millions de dollars, auprès de la Banque mondiale. Une déclaration qui est survenue quelques jours après la participation du gouverneur de la banque centrale syrienne et le ministre syrien des Finances aux réunions de printemps du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale, à Washington.
Cette décision ouvre la voie à d’autres financements internationaux et permettrait à la Syrie de renouer avec les institutions internationales. Mais pas seulement.
«Payer la dette, c’est une bonne façon de s’attirer les faveurs de la Syrie, sachant que la somme n’est pas énorme pour des pétromonarchies comme le Qatar et l’Arabie saoudite», souligne à Ici Beyrouth Émile Bouvier, spécialiste du Moyen-Orient. «D’autant que la Syrie pourrait devenir très intéressante, économiquement parlant, car jusqu’à maintenant, la guerre bloquait beaucoup de projets d’infrastructures pétrolières et gazières notamment vers la Méditerranée orientale et la Turquie», ajoute-t-il.
Parmi eux, le projet du gazoduc Qatar-Turquie, lancé dans les années 2000 et qui avait pour objectif de relier le champ gazier irano-qatari, North Dome, à la Turquie en passant par l’Arabie saoudite, la Jordanie, et la Syrie. Bloqué par la guerre en Syrie, il pourrait revoir le jour grâce à une entente entre toutes les parties.
Ces projets d’infrastructures pétrolières et gazières constituent des débouchés majeurs pour le Qatar et l’Arabie saoudite afin d’accroître leurs ventes d’hydrocarbures. Ils pourraient ainsi rejoindre l’Europe qui cherche notamment des alternatives au gaz russe. De plus, la Syrie est également demandeuse d’énergie afin de lutter contre les pénuries.
Mi-mars, le Qatar a ainsi commencé à livrer du gaz en Syrie via la Jordanie pour aider à lutter contre les pénuries d’électricité. «Le Qatar a également tenté d’aider sur le dossier de l’électricité, en envoyant deux navires produisant de l’électricité qui doivent accoster sur la côte syrienne à Lattaquié et renforcer ainsi l’alimentation en énergie de la Syrie», explique à Ici Beyrouth Akram Kachee, spécialiste de la Syrie et professeur à Sciences Po Lyon. «Ce sont des promesses qui n’ont pas encore été appliquées, notamment en raison des sanctions américaines», souligne-t-il.
En effet, si les deux navires ont été annoncés fin janvier dans une opération conjointe du Qatar et de la Turquie, leur arrivée n’a pas été confirmée, par la suite, en Syrie.
Début mai, le ministre syrien des Finances, Mohammed Barnieh, a déclaré que le Qatar allait en outre aider Damas à payer les salaires du secteur public à hauteur de 29 millions de dollars par mois durant trois mois. Selon une source syrienne interviewée par Reuters, ce financement n’inclut pas les ministères de l’Intérieur et de la Défense en raison des craintes occidentales face au passif extrémiste du groupe. Le financement des salaires pourrait débuter le mois prochain.
Autre dossier, mais pas des moindres, celui de la reconstruction de la Syrie, dont on estime le coût à 400 milliards de dollars, selon l’ONU. Un chantier gigantesque qui suscite déjà les convoitises de la Turquie, des États-Unis et des Européens, ainsi qu’évidemment des pays du Golfe, dont l’Arabie saoudite et le Qatar.
«Sur la reconstruction en elle-même, ils ne font pas le poids face à la Turquie, qui a beaucoup d’entreprises de construction et une véritable expertise dans le domaine. Ils vont donc surtout jouer la carte de l’énergie et des financements et des subventions», estime Émile Bouvier. Une carte qui pourrait se révéler payante pour leur permettre d’avancer leurs pions sur l’échiquier syrien et régional.
Lutte d’influence pour se partager la Syrie
Si l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie peuvent travailler de concert sur certaines problématiques syriennes, ils restent cependant des États avec des intérêts propres.
«Le Qatar est impliqué dans le dossier syrien depuis 2011, car son partenaire depuis toujours est la Turquie et cette dernière est aujourd’hui impliquée militairement et financièrement dans le dossier syrien», souligne M. Kachee. Alliée de longue date, la Turquie a en effet beaucoup soutenu le Qatar durant le blocus qui a été mené contre lui par l’Arabie saoudite.
Si ces deux États semblent agir en harmonie sur le dossier syrien, le cas de l’Arabie saoudite diffère. «L’intérêt pour l’Arabie saoudite d’abord, c’est de contrer la présence turque, ne pas laisser toute la Syrie à son rival. Riyad veut limiter l’influence turque et éviter un affrontement en jouant l’intermédiaire entre les Turcs et les Israéliens», explique M. Kachee.
En effet, le retrait de l’axe de la résistance mené par l’Iran de la Syrie a laissé un vide qu’il faut combler. Et l’Arabie saoudite ne souhaite pas laisser passer une telle opportunité pour accroître son influence sur la scène locale et régionale, et pour équilibrer les influences étrangères en Syrie.
D'autant plus que l'arrivée d'un président sunnite à la tête du pays, qui a choisi l'Arabie saoudite pour sa première visite officielle à l'étranger après sa prise de fonction, représente une occasion en or pour le Royaume. Ahmad al-Chareh a en effet mis en avant ses liens forts avec l'Arabie saoudite, pays dans lequel il est né.
Pour le président syrien de transition, le Royaume peut lui permettre de diversifier ses soutiens régionaux et ainsi garder une certaine indépendance vis-à-vis de la Turquie. Il est sûr en tout cas que Riyad a joué un rôle majeur dans la levée des sanctions américaines qui paralysaient la reprise économique de la Syrie.
L’Arabie saoudite tente ainsi de se positionner stratégiquement en Syrie. Elle souhaite d’une part empêcher le retour de l’influence iranienne en soutenant la stabilisation du pays et le gouvernement de transition. D'autre part, elle cherche à limiter l'influence turque afin de maintenir son statut de puissance régionale et de tirer parti des opportunités offertes par le marché syrien.
Malgré les relations tendues ces dernières années, l’Arabie saoudite a su également travailler avec le Qatar. «On est plus sur une sorte d’accord pragmatique, de circonstance. Ils ont un intérêt commun à le faire», souligne M. Bouvier.
Selon l’expert, «il convient quand même de noter que l’Arabie saoudite, ces dernières années, a lancé une grande politique d’apaisement régional des relations, notamment avec l’accord historique de normalisation des relations entre l’Iran et l’Arabie saoudite à Beijing, en mars 2024».
Ainsi, le nouveau régime syrien a permis à Riyad d’améliorer ses relations avec son voisin, en investissant conjointement dans le pays. Tous deux ont en effet des intérêts communs en Syrie, notamment en ce qui concerne l’énergie. Cependant, leur priorité reste la stabilisation de ce pays, sans laquelle aucun investissement ne serait possible dans l’immédiat.
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