Secteur postal: chronique d’un appel d’offres toujours en poste
©Ici Beyrouth

Dans le grand feuilleton de la gestion postale à la libanaise, un nouvel épisode vient s’ajouter à une série déjà longue et, disons-le franchement, plutôt absurde. Le contrat de LibanPost, arrivé à terme en 2019, continue de flotter dans un étrange no man’s land administratif: reconduit sans être renouvelé, renégocié sans être approuvé, et surtout... sans remplaçant désigné. En attendant Godot ou un vrai contrat, LibanPost continue de gérer le service postal. Parce qu’au Liban, la fin d’un contrat n’a jamais, semble-t-il, signifié la fin d’un mandat.

Souvenez-vous: en juillet 2023, le géant français CMA CGM, via le groupe Merit-Colis Privé, avait remporté l’appel d’offres lancé par le ministère des Télécoms. Une bouffée d’air semblait souffler sur le secteur. Investissements promis: 12,8 millions de dollars, recettes garanties pour l’État: 6 millions de dollars par an, modernisation du service postal… Oui mais voilà, la Cour des comptes, dans son grand souci de transparence, a retoqué l’adjudication, pointant du doigt un cahier des charges taillé «sur mesure», une procédure peu concurrentielle et un manque d’expérience du soumissionnaire. Le ministre des Télécoms de l’époque Johnny Corm a bien tenté de contourner la décision, mais en vain.

Résultat? Retour à la case départ. Par conséquent, le Conseil des ministres a choisi de renégocier le contrat avec LibanPost qui reste donc aux commandes, faute de mieux, en attendant un… quatrième appel d’offres.

La société, détenue par les groupes Saradar et M1 (famille Mikati), continue donc à gérer le secteur, comme elle le fait depuis 1998. Mais pas sans changements. Le conseil des ministres a changé les modalités de l’accord. «Désormais, l’État perçoit 2,7 millions de dollars par an, contre... 40.000 dollars auparavant», indique-t-on de sources au ministère des Télécommunications. Un exploit! Merci aux nouveaux termes: «12% des revenus sur l’ensemble des services (contre 5% avant), escomptes de 15% pour les institutions publiques et loyer annuel du bâtiment multiplié par plus de deux, passant de 600.000 à 1,4 million de dollars», selon les sources précitées.

Or, une phrase revient en boucle dans les couloirs du ministère des Télécoms: «Un nouvel appel d’offres sera bientôt lancé.» Ce sera le quatrième depuis 2023. Mais pas si vite! Avant cela, il faut une étude de faisabilité (une de plus), un nouveau cahier des charges (encore un) et surtout… des fonds. «Or, aucun budget n’avait été prévu à cet effet pour 2024», assure-t-on de mêmes sources. Qu’à cela ne tienne: le ministère tente une pirouette, version bien de chez nous. Il demande à des entreprises privées de réaliser gratuitement l’étude… à condition qu’elles ne soumissionnent pas ensuite. Pour mémoire, une étude de faisabilité similaire, réalisée en 1997 par Deutsche Post, avait coûté 4 millions de dollars. On comprend mieux pourquoi l’administration préfère... temporiser.

Entre influence politique et intérêts croisés

Ce flou administratif semble sentir bon la manœuvre politique. De sources bien informées, on assure qu’un proche du président du Parlement, Nabih Berry, aimerait prendre le contrôle du secteur. Et si l’État perd environ 6 millions de dollars par an en ne confiant pas la gestion à CMA CGM, cela ne semble inquiéter personne. Après tout, entre copains, on partage les pertes, surtout quand elles ne sont pas les nôtres.

Il convient de rappeler que CMA CGM avait remporté, en juillet 2023, via le groupe constitué par la société Merit-Colis Privé France, l’appel d’offres lancé par le ministère des Télécoms. Il devait ainsi succéder à LibanPost qui gère les services postaux au Liban depuis 1998 et prendre en charge la gestion du service postal au Liban. Or, la Cour des comptes a rejeté l’attribution du contrat de gestion de la poste au Liban à la société française, même après la demande de révision du ministre sortant des Télécoms, Johnny Corm. La Cour a invoqué des infractions liées aux principes de transparence, d’objectivité, de concurrence et de recherche du meilleur prix. Elle a en outre déploré une offre «taillée sur mesure et peu transparente, ce qui contrevient aux critères et aux principes définis pour soumissionner les recettes publiques». Elle a par ailleurs mis en avant le manque d’expérience du soumissionnaire.

Merit-Colis Privé France avait également remporté l’appel d’offres lancé par le ministère des Télécoms le 30 mars 2023. Toutefois, en raison de vices de forme dans le cahier des charges, l’adjudication avait été annulée.

En résumé: un contrat expiré, mais toujours actif. Un appel d’offres gagné, mais rejeté. Un secteur stratégique, mais sous-évalué. Et un nouvel appel d’offres promis, mais retardé, faute de quoi on n’en sait rien. Voilà comment, au Liban, on gère la poste. Lentement, très lentement… mais sûrement vers le néant. Le dossier de l’adjudication de la gestion du secteur postal illustre une nouvelle fois les dysfonctionnements de l’État libanais dans la gestion des affaires publiques.

D’ici là, si vous attendez une lettre urgente, mieux vaut l’envoyer par pigeon voyageur. Encore faut-il qu’il ne soit pas, lui aussi, soumis, à appel d’offres.

 

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