
Alors que le soleil pointe le bout de son nez en ce début de printemps, et qu'un répit semble avoir pris le pas sur la vie quotidienne des Libanais, suite au cessez-le-feu conclu depuis quelques mois entre Israël et le Hezbollah (malgré quelques ruptures de cette trêve au Liban-Sud et dans la Békaa), on a voulu savoir comment se portaient les Libanais.
Derrière les phrases que répètent en boucle les personnes interrogées dans les rues de Beyrouth, comme les « Kater Kheir Allah (Dieu soit loué), je respire, je suis vivante » et les « Grâce à Dieu, je n’ai pas perdu d’être cher durant la guerre », se cachent en réalité des sentiments bien plus nuancés.
Un espoir et un optimisme mesurés
Il suffit de gratter un peu pour se rendre compte que l’espoir et l’optimisme occupent encore une place bien mince dans la vie de Hussein, Nabil et Bilal.
Hussein est très heureux ce matin du mois de mars. Ce quarantenaire qui travaille dans le secteur de la sécurité me montre fièrement la veste en jean et le pantalon qu’il a achetés « dans un magasin low-cost » pour ses deux filles âgées de quatre et neuf ans.
« Bien sûr j’ai de l’espoir, sinon je meurs », m’assure-t-il. Pourtant, derrière le sourire de ce père célibataire, se cache un homme plus inquiet. « Si l’occasion se présentait à moi, je n’hésiterai pas à changer de vie et aller vivre dans un pays où l’être humain est respecté », confie-t-il.
Pour le banquier soixantenaire Nabil, qui travaille entre Monaco et Beyrouth, « la roue a tourné pour le meilleur ».
« Nous allions très mal. Je suis désormais optimiste. Il y a des gens qui veulent véritablement faire avancer le pays », souligne-t-il en faisant référence au président Aoun et au gouvernement Salam. Le banquier tempère toutefois ses propos en précisant que ces changements doivent « se concrétiser » dans le secteur économique.
Cinquantenaire moustachu, Bilal se dit également heureux des derniers développements survenus sur la scène politico-sécuritaire libanaise. Pourtant, tout comme Nabil, il reste animé par un espoir « mesuré », car pour l’heure, « seules les promesses prévalent », ajoute-t-il.
Selon la psychanalyste Reina M. Sarkis, les bonnes nouvelles susmentionnées, en plus de la chute du parti Baas, de la déchéance de Bachar el-Assad et de l’affaiblissement du Hezbollah, « sont les bienvenues » après six années intensives de bouleversements d’une violence inouïe pour le psychisme des Libanais.
« On est arrivé à un tel fond de désespoir et de déchéance, qu’à un moment, c’était presque impossible d’envisager des scénarios optimistes. Maintenant, effectivement, ça a changé », confie-t-elle.
Et même si Reina M. Sarkis dit ressentir autour d’elle une envie d’optimisme, elle modère son propos en affirmant que « ce n’est pas de l’euphorie, loin de là ».
Il s’agit de prendre ce sentiment « avec des pincettes et beaucoup d’appréhension », car de nombreuses personnes « sont rattrapées par la réalité et n’osent plus y croire », surtout celles et ceux qui ont plus de quarante ans et « qui en ont vu d’autres » (qui ont vécu la désillusion suite à l’espoir immense de la « Révolution du Cèdre » de 2005, puis de la Révolte de 2019 et la double explosion du port de Beyrouth en 2020).
« Sans l’aide de mes enfants, je serai en train de mendier »
Propriétaire d’un mini-market, Jessica reconnaît que sans l’aide de ses deux fils qui travaillent en Afrique, elle ne pourrait pas subvenir à ses besoins. « Grâce à mes enfants, j’ai pu soigner mes problèmes dentaires et dermatologiques et m’acheter une voiture ».
Elle ajoute : « Tant que la cherté de vie est telle, je n’ai pas de réel espoir en le moindre changement dans le pays ».
Pour la psychanalyste Sarkis, les Libanais ont connu « une rude chute » avec la crise économique de 2019, dont « ils ne se sont pas remis financièrement donc psychiquement. Un des piliers principaux de leur vie a été sapé, dont le sentiment de sécurité, car le peu de matelas d’argent - épais ou fin - qu’ils avaient a disparu ».
Selon elle, le facteur financier est « un point central qui reste en arrière-plan et en filigrane. C’est le dénominateur commun indépendamment des grands bouleversements de guerres, de violences, dont le dernier conflit (guerre entre Israël et le Hezbollah) qui a affecté tous les habitants, même si les bombes ne les visaient pas tous directement ».
« Je ne sais plus où va ma vie »
De son côté, Carla, serveuse de 55 ans, estime que « rien ne va ». Cette brune au regard triste va même jusqu’à me confier : « Je ne ressens plus de joie, je ne sais plus où va ma vie ! Mes journées se terminent à 23 h 30 après dix heures de travail pour le modique salaire de 500 dollars, qui me permet à peine de régler mes charges de loyer, l’assurance santé et le générateur du quartier ». De plus, elle loge sa fille et son bébé, qui ont vu leur maison détruite par la guerre.
Cette perte de confiance dans le sens de la vie, Reina M. Sarkis l’observe aussi chez certains de ses patients. « Ils ne sont pas contents et ne savent pas où aller. Ils ne savent pas ce que leur cache la vie. » Et elle défend : « Il faut beaucoup de courage pour espérer ».
« Les changements profonds nécessitent du temps »
D’un ton réaliste, Bilal a conscience que les changements de fond, qu’ils soient d’ordre psychologique ou nationaux, « nécessitent du temps ». Les Libanais ont en effet accusé trop de contrecoups dans l’histoire récente du pays.
Un avis que partage la psychanalyste Sarkis qui remarque que « tout se fait dans la nuance, dans les paradoxes et surtout dans les temps longs, surtout lorsqu’il s’agit d’évoquer l’histoire d’un pays ».
Pour elle, les Libanais sont « dans une période de répit durant laquelle chacun essaye de soigner ses blessures ».
Cependant, « les traumas sont là, ils ne vont aller nulle part si on ne prend pas le temps de les soigner, de travailler dessus. C’est un chantier, non seulement qui se passe au niveau de l’individu dans le cadre de sa séance, mais ça doit idéalement concerner un mouvement plus large qui doit déborder les espaces privés pour atteindre le social, le politique jusqu’à devenir un chantier national, une volonté de reconstruire la pierre et les esprits. Je ne pense pas qu’on en soit encore là, malheureusement », conclut Reina M. Sarkis.
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